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le discours de Didon en portions égales pour l'oreille, quoiqu'il soit partagé en portions inégales pour le sens et pour la respiration.

De cette observation il suit que les espaces exigés par l'esprit, par les objets, par la respiration, par l'oreille, sont absolument les mêmes dans la prose et dans la poésie; c'est une loi de la náture: mais qu'à cette loi l'art en ajoute une autre dans la poésie, c'est que tous ces espaces, conservés tels qu'ils sont, soient encore enchâssés dans telle ou telle mesure fixe, que l'oreille a déterminée, et que le poëte suit de vers en vers, sans s'en écarter jamais, soit que cette mesure concoure avec le sens, ou qu'elle n'y concoure pas. Ainsi l'oreille seule porte dans la poésie deux mesures : l'une naturelle, qui concourt avec le sens; l'autre artificielle, qui fait abstraction du sens, et qui n'observe que le rhythme musical. La première n'a d'autre règle que le sentiment et l'instinct; l'autre a une règle technique, une sorte de patron ou de modèle, qui réduit tous les espaces à une mesure uniforme.

Ainsi la différence du vers à la prose, quant aux espaces, consiste en ce que les vers sont des mesures fixées en rigueur et remplies de mots, choisies selon certaines règles établies par l'art, et que la prose ne connaît de mesures que celles du goût et de l'instinct. Mais comme c'est l'étude du goût et de l'instinct qui a produit l'art, il s'ensuit que les espaces du vers doivent être fondés sur les mêmes principes que ceux de la prose. Et réciproquement, comme les espaces choisis pour les vers sont les plus beaux et les plus agréables de tous les espaces, il s'ensuit encore que les espaces de la prose ne peuvent que gagner, s'ils se ressentent de l'art.

Ces mêmes observations peuvent s'appliquer à l'éloquence française. Nous avons des vers de douze syllabes, de dix, de huit, de sept, de six, de deux.

Si l'on juge avec discernement d'une période nombreuse, on verra que la partie du nombre qui consiste dans les espaces sera à peu près conforme aux espaces de notre versification. J'en présenterai ici un exemple de Fléchier (1), en avertissant le lecteur de prononcer les mots comme on les prononce dans la prose, c'est-à-dire, sans en faire sortir les syllabes muettes : il trouvera alors partout les espaces qui plaisent dans nos vers :

1. Je me trouble, messieurs,
2. Turenne meurt :
3. tout se confond:
4. la fortune chancelle:
5. la victoire se lasse:
6. la paix s'éloigne :

7. les bonnes intentions des alliés se ralen-
tissent:

8. le courage des troupes

9. est abattu par la douleur

10. et ranimé par

la

vengeance:

11. tout le camp demeure immobile :

12. les blessés pensent à la perte qu'ils ont faite, 13. et non aux blessures qu'ils ont reçues.

14. Les pères mourans

15. envoient leurs fils pleurer

16. sur leur général mort.

17. L'armée en deuil est occupée

18. à lui rendre les devoirs funèbres,
19. et la renommée, qui se plaít
20. à répandre dans l'univers
21. les accidens extraordinaires,
22. va remplir toute l'Europe

23. du récit glorieux de la vie de ce prince,
24. et du triste regret de sa mort.

Voilà vingt-quatre repos ou demi-repos qui sont

(1) Voyez aussi le IV vol. des Principes de Littérature, pag. 205 et suiv.

vers. Il n'y en a point qui passent douze syllabes. Parmi les six premiers, il y en a qui sont moins longs que nos plus petits vers réguliers; mais la règle, qui n'admet point de vers au-dessous de six syllabes, est purement arbitraire, et ne fait loi que dans la poésie soutenue et rigoureuse. Pour le sixième, si l'on compte les temps comme on pro

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il ne lui manque que le repos et l'hémistiche. Il en est de même dans celui-ci, qui sera de dix syllabes, si l'on ne scande point le vers, et de douze s'il est scandé : Les blessés pensent à la perte qu'ils ont faite.

Tous les autres sont de véritables vers, si on les mesure de cette sorte car le vers, au moins chez nous, n'est autre chose qu'un espace fixé, et rempli de syllabes dont on compte les pulsations, sans évaluer les temps.

Parmi les espaces que nous venons de présenter, il y en a pour la respiration, d'autres pour les repos de l'esprit. Ils sont sensibles, on ne les contestera point; mais ceux de l'oreille ne sont pas si manifestes; par exemple, ceux-ci :

Les pères mourans

envoient leurs fils pleurer

sur leur général mort.

Cependant ils le sont autant que dans ces vers de madame des Houlières :

Assise au bord de la Seine,
Sur le penchant d'un coteau,
La bergère Célimène

Laisse paître son troupeau.

La rime, dira-t-on, marque ici les repos. Il est vrai qu'elle les marque plus sensiblement; mais ils ne laissent d'être sensibles sans cela :

pas

Assise au bord de la Seine,
Sur le penchant d'un coteau,
La bergère Timarrete

Laisse paître ses brebis.

Il n'y a plus de rimes, et toutefois il y a encore des repos pour l'oreille; et ces repos sont marqués par une certaine séparation des objets.

Voici l'exorde d'un sermon du père Bourdaloue, sur la Résurrection: Surrexit, non est hic : ecce locus ubi posuerunt eum.

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Ces paroles sont bien différentes de celles que nous voyons communément gravées sur les tombeaux des hommes.

Quelque puissans qu'ils aient été, à quoi se réduisent

ces magnifiques éloges qu'on leur donne,

et que nous lisons

sur ces superbes mausolées

que

leur érige la vanité humaine?

A cette inscription:

Hic jacet.

Ce grand,

ce conquérant,

cet homme tant vanté dans le monde,

est ici couché sous la pierre

et enseveli dans la poussière,

sans que tout son pouvoir et toute sa grandeur

l'en puissent tirer.

Il en est bien autrement
à l'égard de Jésus-Christ.
A peine est-il enfermé

LES TROPES.

12

dans le sein de la terre,

qu'il en sort dès le troisième jour, victorieux et triomphant.

Au lieu donc que la gloire des grands du siècle se termine au tom beau,

c'est dans le tomb eau que commence la gloire de ce Dieu homme.

C'est, pour ainsi parler,

dans le centre de la faiblesse
qu'il fait éclater toute sa force,
et jusqu'entre les bras de la mort
qu'il reprend, pa r sa propre vertu,
une vie bienheureuse et immortelle (1).

la dif

On doit se souvenir que les principes que nous voulons vérifier, sont que la prose doit avoir à peu près les mêmes espaces et les mêmes repos que ceux que la versification donne à la poésie. Or, de tous ces espaces, il n'y en a pas un qui ne soit dans les termes marqués pour la poésie. De sorte que férence qu'il y a entre notre prose et notre poésie ne consiste pas tant dans la différence des espaces, que dans la liberté qu'on a de les changer à tout moment dans la dans les vers, prose; au lieu que le premier espace ou le premier assortiment sert de

modèle aux suivans.

CHAPITRE IV.

Comment les nombres ou espaces doivent être distribués dans l'oraison.

EXAMINONS maintenant comment ces espaces ou

nombres doivent être distribués dans l'oraison.

(1) Toute la prose de Molière est dans le goût de ces deux exemples.

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