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ils disputent ou qu'ils analisent leurs idées; mais le peuplé, pour qui et par qui ont été faites les langues; mais les femmes, dont le goût aide plus à perfectionner les langues, que les discussions et les analises des savans, se doutent-elles de ce que c'est que mode, substance, cause, effets, qualités? Le peuple ne connaît, ne voit, ne sait que par le sentiment, ou même par la sensation que l'objet produit en lui: c'est l'impression réelle qui le détermine, qui le dirige. Il dira Alexandre a vaincu Darius, ou Darius a été vaincu par Alexandre, selon qu'il est affecté, et que les objets le frappent: il ne connaît que cette règle.

Il faut donc en revenir à la troisième espèce d'ordre ou d'arrangement, c'est-à-dire, à celui qui est fondé sur l'intérêt ou le point de vue de celui qui parle.

Qu'est-ce qui se passe en nous-mêmes lorsque nous nous déterminons à quelque mouvement? Je vois un objet; j'y découvre des qualités qui me conviennent ou qui ne me conviennent point; je m'y porte, ou je le fuis. Je ne commence point par me mouvoir avant que de connoître; mon mouvement serait sans direction et sans cause; je connais avant que de me mouvoir. Je veux aller au Louvre; je pense d'abord au Louvre; ensuite je vais : ad regiam vado. Voilà ce qui se passe en moi-même.

Si je veux faire entendre à un homme autre que moi qu'il doit fuir ou rechercher quelque objet, commencerai-je par l'engager à avancer ou à s'éloigner? Je lui montrerai l'objet, et l'objet lui dira ce qu'il doit faire. L'ordre que j'ai suivi pour moi est le même à suivre pour lui. Sa machine étant composée comme la mienne, c'est le même ressort qui doit la faire mouvoir. J'ai vu un serpent, j'ai fui. Il faut donc que je lui donne d'abord l'idée du danger, si je veux qu'il se détermine à fuir.

C'est la même marche quand nous parlons par

gestes. Je suis à table, je veux du pain. Après avoir attiré à moi l'attention de celui qui peut m'en donner, je lui montre du pain, ou le pain; et ramenant, mon geste à moi, je lui désigne l'action que je demande de lui : du pain à moi, et non pas donnezmoi du pain.

L'empereur Domitien avait une habileté singulière à tirer de l'arc; il faisait passer ses flèches entre les doigts écartés d'un esclave placé pour but à une grande distance de lui, sans le blesser. Voilà une construction, mais qui n'est point dans l'ordre naturel des idées. L'empereur tire, et n'a point encore ses flèches: vers un but qui ne lui a point encore été présenté. Il semble que dans l'ordre naturel, il aurait fallu présenter d'abord l'esclave qui a la main levée et les doigts écartés, et montrer ensuite l'empereur qui tire, à quelque distance de ce but. Aussi Suétone dit-il : In pueri procul stantis, præbentisque pro scopulo, dispensam dextræ manus palmam, sagittas tanta arte direxit, ut omnes per intervalla digitorum innocuè evaderent. Ce n'est point l'ordre de la métaphysique grammaticale, mais celui du sentiment et de la vérité.

par

Tout homme qui parle, si c'est un Démosthène ou un Cicéron, voit dans le cœur et dans l'esprit de ceux qui écoutent ce qu'il doit dire et ce qu'on demande, quelle est la première idée qu'on attend, quelle est la seconde, la troisième : Oratorum eloquentiæ moderatrix auditorum prudentia. Quand Cicéron prit la parole pour remercier César du don qu'il venait d'accorder à Marcellus, tout le Sénat fut frappé de cette démarche, parce qu'il y avait long-temps que Cicéron gardait le silence; c'est pour cela que l'orateur dit, dès le premier mot, diuturni silentii. La seconde pensée de l'auditeur était de chercher la raison de ce long silence: ce pouvait être la crainte; Cicéron l'avait senti; et pour ôter à son auditoire cette pensée odieuse pour César,

il ajoute non timore aliquo. Pourquoi donc vous êtes-vous tu? De douleur et de regret, partim dolore, partim verecundid. Et aujourd'hui, pourquoi parlez-vous? Tantam enim mansuetudinem, tam inusitatam clementiam, etc. Voilà les motifs; après quoi le verbe vient, nullo modo præterire possum. L'orateur a-t-il suivi quelque part l'ordre grammatical ou métaphysique?

Les expressions sont aux pensées ce que les pensées sont aux choses qu'elles représentent. Il y a entre elles une espèce de génération qui doit porter la ressemblance de proche en proche depuis le premier terme jusqu'au dernier. Les choses font naître la pensée, et lui donnent sa configuration; la pensée à son tour produit l'expression, et lui prescrit un arrangement conforme à celui qu'elle a ellemême. La pensée est une image intérieure des choses. L'expression est une image extérieure des pensées. La pensée et l'expression sont donc image l'une et l'autre, celle-ci encore plus que la première. Or, la perfection de toute image consiste à rendre le tout et ses parties conformément à ce qu'elles sont dans l'original, et à la position qu'elles y ont. Pour peindre un homme, il faut que je peigne non-seulement deux bras, une tête, des jambes, mais que je les place où ils sont placés dans la nature. Si la pensée ne rend point les parties de l'objet avec leurs positions respectives, il y a renversement dans la pensée; si l'expression ne rend point les parties de la pensée avec leurs positions, il y a renversement dans l'expression. Or, l'ordre des choses pour l'orateur, est l'ordre des impressions reçues et senties, selon leur degré d'intérêt : donc.

Mais si tout un tableau se peint en un même instant dans l'esprit, que devient cet ordre prétendu des parties de la pensée, qui doit régler celui des

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J'ai prévenu cette objection dès le commence

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ment; si j'y reviens, c'est pour donner plus de force et de précision à ce que j'ai dit. Je réponds done, que dans le tableau même qui se peint tout entier et tout-à-la-fois, il y a des parties plus éminentes, plus frappantes, plus intéressantes, qui occupent l'âme par préférence, et que, quoique toutes les parties aient été perçues en même temps, elles n'ont pas eu toutes le même degré d'attention dans le premier instant. Or, je dis que ces degrés d'attention doivent régler l'ordre des mots, et que cet ordre ne sera ni l'ordre grammatical, ni le métaphysique.

Je réponds 2°. qu'on a pris le change, ou qu'on a voulu le donner par cette objection. Notre âme pensant n'est point seulement une toile tendue, ou une cire molle, qui reçoit une empreinte ; c'est un courant continu d'idées et de sentimens qui se succèdent les uns aux autres, et qui s'entraînent mutuellement par leur liaison intime et réciproque. On voit, on sent, on délibère, on juge, on se meut pour atteindre ou pour fuir. C'est de tous ces actes successifs de l'âme dont il s'agit ici, et non d'une seule image imprimée.

Je réponds 3°. que quand même on conviendrait que tous les actes de l'esprit touchant un objet se feraient dans le même temps, ce qui est évidemment faux, il n'en faudrait pas moins conclure qu'il y eût un ordre réglé pour le discours, qui ne peut livrer les mots, et par conséquent les idées, que l'une après l'autre ; nous l'avons dit. Les livrera-t-il dans l'ordre grammatical, qui ne considère que le matériel des mots, ou dans l'ordre métaphysique, qui est destitué de tout intérêt? Et s'il ne suit ni l'un ni l'autre, quel ordre suivra-t-il que celui de l'importance des objets?

CHAPITRE II.

Quel est l'objet important dans la phrase oratoire.

UNE phrase oratoire peut être composée de cinq

parties d'un nom, qui exprime le sujet de la proposition, Alexander (Alexandre); d'un verbe, qui exprime l'action, vicit (a vaincu); d'un régime du verbe, qui exprime le terme sur lequel se porte l'action, Darium (Darius); d'un adverbe ou de quelque chose qui exprime les circonstances de la manière, du temps, du lieu de l'action, fortiter, olim, ad Arbelam (vaillamment, autrefois, à Arbelle). Si l'on y joint une conjonction quelle qu'elle soit, pour unir cette phrase avec quelque autre phrase qui la précède ou qui la suive, on a les cinq parties dont nous parlons. Nous ne disons rien de la préposition, qui peut être comprise dans l'adverbe, ni de l'interjection, qui ne figure point dans la syntaxe où elle est toujours isolée.

Or, je dis que ces cinq parties s'arrangent respectivement, de manière que la plus importante d'entre elles est toujours à la tête, c'est-à-dire, dans le lieu le plus apparent de la phrase.

Par exemple, quand on dit, Alexander vicit Darium ad Arbelam, il peut y avoir quatre points de vue. S'il est question de savoir qui est celui qui a vaincu Darius, l'idée principale de la phrase est Alexander. Si l'on demande quel est le roi de Perse vaincu par Alexandre, l'idée principale de la même phrase est Darius. S'il s'agit du lieu où il a été vaincu, c'est ad Arbelam. Enfin, si l'on veut savoir quelle est la victoire qui a décidé du sort de la Perse par opposition à quelque autre victoire non

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