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et on le lie par le sens avec la moitié d'un autre vers. On peut employer un vers tout entier et la moitié du suivant; mais on désapprouve qu'il y ait deux vers de suite du même auteur. Voici un exemple de cette sorte d'ouvrage, tiré des centons de Proba Falconia. Il s'agit de la défense que Dieu fit à Adam et à Eve de manger du fruit défendu : Proba Falconia fait parler le Seigneur en ces termes, au chapitre XVI:

Æ. 2. 712. Vosfamuli quæ dicam animis advertite vestris : 2. 21. Est in conspectu ramis felicibus arbor,

7.692. Quam neque fas igni cuiquam nec sternere ferro, 7. 608. Religione sacrá nunquam concessa moveri. 11. 591. Hác quicumque sacros decerpserit arbore foetus, 11.849. Morte luet meritá, nec me sententia vertit ; G. 2. 315. Nec tibi tam prudens quisquam persuadeat

auctor

Ec. 8. 48. Commaculare manus. Liceat te voce moneri
G. 3. 216. Femina, nullius te blanda suasio vincat,
G. I. 168. Si te digna manet divini gloria ruris.

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Nous avons aussi les centons d'Etienne de Pleurre et de quelques autres. L'empereur Valentinien, au rapport d'Ausone, s'était aussi amusé à cette sorte de jeu: mais il vaut mieux s'occuper à bien penser, et à bien exprimer ce qu'on pense, qu'à perdre le temps à un travail où l'esprit est toujours dans les en traves, où la pensée est subordonnée aux mots; au lieu que ce sont les mots qu'il faut toujours subordonner aux pensées.

Ce n'était pas assez pour quelques écrivains que la contrainte des centons: nous avons des ouvrages où l'auteur s'est interdit successivement par chapitres, et selon l'ordre de l'alphabet, l'usage d'une lettre, c'est-à-dire, que dans le premier chapitre il n'y a point d'a, et dans le second point de b, ainsi de suite. Un autre a fait un poëme dont tous les mots commencent par un p.

!

Plaudite porcelli; porcorum pigra propago
Progreditur, plures porci pinguedine pleni

Pugnantes pergunt. Pecudum pars prodigiosa
Perturbat pede petrosas plerumque plateas;
Pars portentose populorum prata profanat.

Dans le deuxième siècle, Hubaud, religieux bénédictin de Saint-Amand, dédia à l'empereur Charles-le-Chauve un poëme composé en l'honneur des chauves, dont tous les mots commencent par la lettre c.

Carmina, clarisonæ, calvis cantate Camœnæ.

Un autre s'est mis dans une contrainte encore plus grande; il a fait un poëme de 2,956 vers de six pieds, dont le dernier seul est un spondée, les cinq autres sont autant de dactyles. Le second pied rime avec le quatrième, et le dernier mot d'un vers rime avec le dernier mot du vers qui le suit, à la manière de nos vers français à rimes suivies. En voici le commencement:

Hora novissima, tempora pessima sunt, vigilemus ;
Ecce minaciter imminet arbiter ille supremus.
Imminet, imminet ut mala terminet, æqua coronet,
Recta remuneret, anxia liberet, æthera donet:
Auferat aspera, duraque pondera mentis onusta,
Sobria muniat, improba puniat utraque justè,
Ille piissimus, ille gravissimus ecce venit Rex.
Surgat homo reus, instat homo Deus, à patre judex.
Bernardi Morlanensis libri tres de
Contemptu Mundi.

Les poëmes dont je viens de parler sont aujourd'hui au même rang que les acrostiches et les anagrammes (1). Le goût de toutes ces sortes d'ouvra

(1) L'acrostiche est une sorte d'ouvrage en vers, dont chaque vers commence par chacune des lettres qui forment certain mot. A la tête de chaque comédie de Plaute, il y a un argument fait en acrostiche; c'est le nom de la pièce qui est le mot de l'acrostiche ; par exemple, Amphitrio: le premier vers de l'argument commence par un 4; le second par un M, ainsi de suite. Ces argumens sont anciens, et Mad. Dacier, dans ses remarques sur celui de l'Amphitryon, fait entendre que Plaute en est l'auteur.

Cicéron nous apprend qu'Ennius avait fait des acrosti

ges heureusement est passé. Il y a eu un temps où les ouvrages d'esprit tiraient leur principal mérite de la peine qu'il y avait à les produire; et souvent la montagne était récompensée de n'enfanter qu'une souris, pourvu qu'elle eût été long-temps en travail. Aujourd'hui, le temps et la difficulté ne font rien à l'affaire; on aime ce qui est vrai, ce qui instruit, ce qui éclaire, ce qui intéresse, ce qui a un objet raisonnable, et l'on ne regarde plus les mots que comme des signes auxquels on ne s'arrête que pour aller droit à ce qu'ils signifient. La vie est si courte, et il y a tant à apprendre à tout âge, que si l'on a le bonheur de surmonter la paresse et l'indolence naturelles de l'esprit, on ne doit pas mettre à la torture sur des riens, ni l'appliquer en pure perte.

le

XI.

SENS ABSTRAIT. SENS CONCRET.

Ce mot abstrait vient du latin abstractus, participe d'abstrahere, qui veut dire, tirer, arracher, séparer de.

Tout corps est réellement étendu en longueur, largeur et profondeur; mais souvent on pense à la longueur sans faire attention à la largeur, ni à la profondeur: c'est ce qu'on appelle faire abstraction de la largeur et de la profondeur; c'est considérer la

ches; acrostichia dicitur, cùm deinceps ex primis versuúm litteris aliquid connectitur, ut in quibusdam Ennienis. Cic. de Divinatione, 1.2, III, aliter LIV.

A l'égard de l'anagramme, ce mot est encore grec: il est composé de la préposition a'ra', qui, dans la composition des mots, répond souvent à retro, re; et de spáμμe, lettre. L'anagramme se fait lorsqu'en déplaçant les lettres d'un mot, on en forme un autre mot, qui a une signification différente, par exemple, de Loraine, on a fait Alérion.

longueur dans un sens abstrait : c'est ainsi qu'er géométrie on considère le point, la ligne, le cercle, sans avoir égard ni à un tel point, ni à une telle ligne, ni à un tel cercle physique.

Ainsi, en général, le sens abstrait est celui par lequel on s'occupe d'une idée, sans faire attention aux autres idées qui ont un rapport naturel et nécessaire avec cette idée.

1. On peut considérer le corps en général sans. penser à la figure, ni à toutes les autres propriétés particulières du corps physique; c'est considérer le corps dans un sens abstrait, c'est considérer la ehose sans le mode, comme parlent les philosophes, rés absque modo..

2. On peut au contraire considérer les propriétés des objets sans faire attention à aucun sujet particulier auquel elles soient attachées, modus absque re. C'est ainsi qu'on parle de la blancheur, du mouvement, du repos, sans faire aucune attention particulière à quelque objet blanc, ni à quelque corps qui soit en mouvement ou en repos.

L'idée dont on s'occupe par abstraction, est Lirée, pour ainsi dire, des autres idées qui ont rapport à celle-là; elle en est comme séparée, et c'est pour cela qu'on l'appelle idée abstraite.

L'abstraction est donc une sorte de séparation qui se fait par la pensée. Souvent on considère un tout par partie, c'est une espèce d'abstraction : c'est ainsi qu'en anatomie on fait des démonstrations particulières de la tête, ensuite de la poitrine, etc,; mais c'est plutôt diviser qu'abstraire: on appelle plus particulièrement faire abstraction, lorsque l'on considère quelque propriété des objets sans faire attention ni à l'objet, ni aux autres propriétés, ou lorsque l'on considère l'objet sans les propriétés.

Le sens concret, au contraire, c'est lorsque l'on considère le sujet uni au mode, ou le mode uni au sujet; c'est lorsque l'on regarde un sujet tel qu'il

est, et que l'on pense que ce sujet et sa qualité ne font ensemble qu'une même chose, et forment un être particulier; par exemple, ce papier blanc, cette table carrée, cette boîte ronde; blanc, carrée, ronde, sont dits alors dans un sens concret.

Ce mot concret vient du latin concretus, participe de concrescere, croître ensemble, s'épaissir, se coaguler, être composé de en effet, dans le sens concret, les adjectifs ne forment qu'un tout avec leurs sujets; on ne les sépare point l'un de l'autre par la pensée.

Le concret renferme donc toujours deux idées, celle du sujet, et celle de la propriété. ::

Tous les substantifs qui sont pris adjectivement, sont alors des termes concrets; ainsi, quand on dit Petrus est homo, homo est alors un terme concret, Petrus est habens humanitatem.

Observez qu'il y a de la différence entre faire abstraction et se servir d'un terme abstrait. On peut se servir de mots qui expriment des objets réels, et faire abstraction, comme quand on examine quelque partie d'un tout, sans avoir égard aux autres parties on peut au contraire se servir de termes abstraits, sans faire abstraction, comme quand on dit que la fortune est aveugle.

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Dans le langage ordinaire, abstrait se prend pour subtil, métaphysique: ses idées sont abstraites, c'est-à-dire, qu'elles demandent de la méditation qu'elles ne sont pas aisées à comprendre, qu'elles ne tombent point sous le sens.

On dit aussi d'un homme, qu'il est abstrait quand il ne s'occupe que de ce qu'il a dans l'esprit, sans se prêter à ce qu'on lui dit. Mais ce que j'entends ici par termes abstraits, ce sont les mots qui ne marquent aucun objet qui existe hors de notre ima gination.

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