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attache; des sentiments enfin que l'ame y associe, et du mouvement qu'elle y imprime.

Le grand secret de varier et de faire contraster les images, les formes et les mouvements du discours, suppose un goût délicat et éclairé; l'harmonie, tant des mots que de la phrase, dépend de la sensibilité plus ou moins exercée de l'organe; la correction ne demande que la connoissance réfléchie de sa langue.

Dans l'art d'écrire, comme dans tous les beaux arts, les germes du talent sont l'œuvre de la nature; et c'est la réflexion qui les développe et les perfectionne.

Il a pu se rencontrer quelques esprits qu'un heureux instinct semble avoir dispensés de toute étude, et qui, en s'abandonnant sans art aux mouvements de leur imagination et de leur pensée, ont écrit avec grace, avec feu, avec intérêt : mais ces dons naturels sont rares; ils ont des bornes et des imperfections très-marquées, et ils n'ont jamais suffi pour produire un grand écrivain.

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Je ne parle pas des anciens, chez qui l'élocution étoit un art si étendu et si compliqué; je citerai Despréaux et Racine, Bossuet et Montesquieu. Voltaire et Rousseau : ce n' n'étoit pas l'instinct qui produisoit sous leur plume ces beautés et ces grands effets auxquels notre langue doit tant de richesses et de perfection; c'étoit le fruit du genie sans

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doute, mais du génie éclairé par des études et des observations profondes.

Quelque universelle que soit la réputation dont jouit La Bruyère, il paroítra peut-être hardi de le placer, comme écrivain, sur la même ligne que les grands hommes qu'on vient de citer; mais ce n'est qu'après avoir relu, étudié, médité ses Caractères, que j'ai été frappé de l'art prodigieux et des beautés sans nombre qui semblent mettre cet ouvrage au rang de ce qu'il y a de plus parfait dans notre langue.

Sans doute La Bruyère n'a ni les élans et les traits sublimes de Bossuet; ni le nombre, l'abondance et l'harmonie de Fénélon; ni la grace brillante et abandonnée de Voltaire; ni la sensibilité profonde de Rousseau; mais aucun d'eux ne m'a paru réunir au même degré la variété, la finesse et l'originalité des formes et des tours, qui étonnent dans La Bruyère. Il n'y a peut-être pas une beauté de style propre à notre idiome, dont on ne trouve des exemples et des modèles dans cet écrivain.

Despréaux observoit, à ce qu'on dit, que La Bruyère, en évitant les transitions, s'étoit épargné ce qu'il y a de plus difficile dans un ouvrage. Cette observation ne me paroit pas digne d'un si grand maître. Il savoit trop bien qu'il y a dans l'art d'écrire des secrets plus importants que celui de trouver ces formules qui servent à lier les idées, et à unir les parties du discours.

Ce n'est point sans doute pour éviter les transitions, que La Bruyère a écrit son livre par frag ment. et par pensées détachées. Ce plan convenoit mieux à son objet; mais il s'imposoit dans l'exécution une tâche tout autrement difficile que celle dont il s'étoit dispensé.

L'écueil des ouvrages de ce genre est la monotonie. La Bruyère a senti vivement ce danger; on peut en juger par les efforts qu'il a faits pour y échapper. Des portraits, des observations de mœurs, des maximes générales, qui se succèdent sans liaison, voilà les matériaux de son livre. Il sera curieux d'observer toutes les ressources qu'il a trouvées dans son génie pour varier à l'infini, dans un cercl si borné, ses tours, ses couleurs et ses mouvements. Cet examen, intéressant pour tout homme de goût, ne sera peut-être pas sans utilité pour les jeunes gens qui cultivent les lettres et se destinent au grand art de l'éloquence.

Il seroit difficile de définir avec précision le caractère distinctif de son esprit : il semble réunir tous les genres d'esprit. Tour-à-tour noble et familier, éloquent et railleur, fin et profond, amer et gai, il change avec une extrême mobilité, de ton, de personnage et même de sentiment, en parlant cependant des mêmes objets.

Et ne croyez pas que ces mouvements si divers soient l'explosion naturelle d'une ame très-sensible,

qui, se livrant à l'impression qu'elle reçoit des objets dont elle est frappée, s'irrite contre un vice, s'indigne d'un ridicule, s'enthousiasme pour les mœurs et la vertu. La Bruyère montre par-tout les sentiments d'un honnête homme; mais il n'est ni apôtre, ni misanthrope. Il se passionne, il est vrai, mais c'est comme le poëte dramatique qui a des caractères opposés à mettre en action. Racine n'est ni Néron ni Burrhus; mais il se pénètre fortement des idées et des sentiments qui appartiennent au caractère et à la situation de ses personnages, et il trouve dans son imagination échauffée tous les traits dont il a besoin pour les peindre.

Ne cherchons donc dans le style de La Bruyère, ni l'expression de son caractère, ni l'épanchement involontaire de son ame; mais observons les formes diverses qu'il prend tour-à-tour pour nous inté resser ou nous plaire.

Une grande partie de ses pensées ne pouvoient guère se présenter que comme les résultats d'une observation tranquille et réfléchie; mais, quelque vérité, quelque finesse, quelque profondeur même qu'il y eût dans les pensées, cette forme froide et monotone auroit bientôt ralenti et fatigué l'attention, si elle eût été trop continûment prolongée.

Le philosophe n'écrit pas seulement pour se faire lire, il veut persuader ce qu'il écrit; et la conviction de l'esprit, ainsi que l'émotion de l'ame,

est toujours proportionnée au degré d'attention qu'on donne aux paroles.

Quel écrivain a mieux connu l'art de fixer l'at

tention

par la vivacité ou la singularité des tours, et de la réveiller sans cesse par une inépuisable variété ?

Tantôt il se passionne et s'écrie avcc une sorte d'enthousiasme : : « Je voudrois qu'il me fût permis » de crier de toute ma force à ces hommes saints

qui ont été autrefois blessés des femmes : Ne les » dirigez point laissez à d'autres le soin de leur salut..>

Tantôt, par un autre mouvement aussi extraordiņaire, il entre brusquement en scène : « Fuyez, >> retirez-vous, vous n'êtes pas assez loin...... Je » suis, dites-vous, sous l'autre tropique...... Passez » sous le pôle et dans l'autre hémisphère...... M'y » voilà...... Fort bien; vous êtes en sûreté. Je dé >>couvre sur la terre un homme avide, insatiable, » inexorable, etc. » C'est dommage peut-être que la morale qui en résulte n'ait pas une importance proportionnée au mouvement qui la prépare.

Tantôt c'est avec une raillerie amère ou plaisante qu'il apostrophe l'homme vicieux ou ridicule.

« Tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse >> brillant, ce grand nombre de coquins qui te » suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses

>>

» qu'on t'en estime davantage; on écarte tout cet b.

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