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et ses alliances, par la riche dot qu'elle a apportée, par les charmes de sa beauté, par son mérite, par ce que quelques uns appellent vertu.

Il y a peu de femmes si parfaites, qu'elles empêchent un mari de se repentir, du moins une fois le jour, d'avoir une femme, ou de trouver heureux celui qui n'en a point.

:

Les douleurs muettes et stupides sont hors 'd'usage on pleure, on récite, on répète, on est si touchée de la mort de son mari, qu'on n'en oublie pas la moindre circonstance.

Ne pourroit-on point découvrir l'art de se faire

aimer de sa femme ?

Une femme insensible est celle qui n'a pas encore vu celui qu'elle doit aimer.

Il y avoit à Smyrne une très-belle fille qu'on appeloit Émire, et qui étoit moins connue dans toute la ville par sa beauté que par la sévérité de ses mœurs, et sur-tout par l'indifférence qu'elle conservoit pour tous les hommes, qu'elle voyoit, disoit-elle, sans aucun péril, et sans d'autres dispositions que celles où elle se trouvoit pour ses amies ou pour ses frères. Elle ne croyoit pas la moindre partie de toutes les folies qu'on disoit que l'amour avoit fait faire dans tous les temps; et celles qu'elle avoit vues elle-même, elle ne les pouvoit comprendre : elle ne connoissoit que l'amitié. Une jeune et charmante personne à qui elle devoit cette expérience, la lui avoit rendue si douce, qu'elle ne pensoit qu'à la faire durer, et n'imaginoit pas par

quel autre sentiment elle pourroit jamais se refroidir sur celui de l'estime et de la confiance dont elle étoit si contente. Elle ne parloit que d'Euphrosine, c'étoit le nom de cette fidèle amie; et tout Smyrne ne parloit que d'elle et d'Euphrosine: leur amitié passoit en proverbe. Emire avoit deux frères qui étoient jeunes, d'une excellente beauté, et dont toutes les femmes de la ville étoient éprises: il est vrai qu'elle les aima toujours comme une sœur aime ses frères. Il y eut un prêtre de Jupiter qui avoit accès dans la maison de son père, à qui elle plut, qui osa le lui déclarer, et ne s'attira que du mépris. Un vieillard qui, se confiant en sa naissance et en ses grands biens, avoit eu la même audace, eut aussi la même aventure. Elle triomphoit cependant; et c'étoit jusqu'alors au milieu de ses frères, d'un prêtre et d'un vieillard qu'elle se disoit insensible. Il sembla que le ciel voulût l'exposer à de plus fortes épreuves, qui ne servirent néanmoins qu'à la rendre plus vaine, et qu'à l'affermir dans la réputation d'une fille que l'amour ne pouvoit toucher. De trois amants que ses charmes lui acquirent successivement, et dont elle ne craignit pas de voir toute la passion, le premier dans un transport amoureux se perça le sein à ses pieds; le second, plein de désespoir de n'être pas écouté, alla se faire tuer à la guerre de Crète ; et le troisième mourut de langueur et d'insomnie. Celui qui les devoit venger n'avoit pas encore paru. Ce vieillard qui avoit été si malheureux dans ses amours

s'en étoit guéri par des réflexions sur son âge et sur le caractère de la personne à qui il vouloit plaire: il desira de continuer de la voir, et elle le souffrit. Il lui amena un jour son fils qui étoit jeune, d'ane physionomie agréable, et qui avoit une taille fort noble. Elle le vit avec intérêt; et comme il se tut beaucoup en la présence de son père, elle trouva qu'il n'avoit pas assez d'esprit, et desira qu'il en eût eu davantage. Il la vit seul, parla assez, et avec esprit; mais comme il la regarda peu, et qu'il parla encore moins d'elle et de sa beauté, elle fut surprise et comme indignée qu'un homme si bien fait et si spirituel ne fut pas galant. Elle s'entretint de lui avec son amie qui voulut le voir. Il n'eut des yeux que pour Euphrosine, il lui dit qu'elle étoit belle; et Emire si indifférente, devenue jalouse, comprit que Ctesiphon étoit persuadé de ce qu'il disoit, et que non seulement il étoit galant, mais même qu'il étoit tendre. Elle se trouva depuis ce temps moins libre avec son amie : elle desira de les voir ensemble une seconde fois pour être plus éclaircie, et une seconde entrevue lui fit voir encore plus qu'elle ne craignoit de voir, et changea ses soupçons en certitude. Elle s'éloigne d'Euplirosine, ne lui connoît plus le mérite qui l'avoit charmée, perd le goût de sa conversation; elle ne l'aime plus; et ce changement lui fait sentir que l'amour dans son cœur a pris la place de l'amitié. Ctesiphon et Euphrosine se voient tous les jours, et s'aiment, songent à s'épouser, s'épousent. La nouvelle s'en

répand par toute la ville, et l'on publie que deux personnes enfin ont eu cette joie si rare de se marier à ce qu'elles aimoient. Emire l'apprend et s'en désespère. Elle ressent tout son amour; elle recherche Euphrosine pour le seul plaisir de revoir Ctesiphon: mais ce jeune mari est encore l'amant de sa femme, et trouve une maîtresse dans une nouvelle épouse: il ne voit dans Émire que l'amie d'une personne qui lui est chère. Cette fille infortunée perd le sommeil, et ne veut plus manger, elle s'affoiblit, son esprit s'égare, elle prend son frère pour Ctesiphon, et elle lui parle comme à un amant. Elle se détrompe, rougit de son égarement : elle retombe bientôt dans de plus grands, et n'en rougit plus : elle ne les connoît plus. Alors elle craint les hommes, mais trop tard, c'est sa folie : elle a des intervalles où sa raison lui revient, et où elle gémit de la 'retrouver. La jeunesse de Smyrne, qui l'a vue si fière et si insensible, trouve que les dieux l'ont trop punie.

CHAPITRE IV.

DU COE U R.

Il y a un goût dans la pure amitié où ne peuvent

atteindre ceux qui sont nés médiocres.

L'amitié peut subsister entre des gens de différents sexes, exempte même de toute grossièreté. Une femme cependant regarde toujours un homme comme un homme; et réciproquement un homme regarde une femme comme une femme. Cette liaison n'est ni passion ni amitié pure; elle fait une classe à part.

L'amour naît brusquement sans autre réflexion, par tempérament ou par foiblesse : un trait de beauté nous fixe, nous détermine. L'amitié au contraire se forme peu-à-peu, avec le temps, par la pratique, par un long commerce. Combien d'esprit, de bonté de cœur, d'attachement, de services et de complaisance dans les amis, pour faire en plusieurs années bien moins que ne fait quelquefois en un moment un beau visage ou une belle main !

Le temps qui fortifie les amitiés, affoiblit l'amour. Tant que l'amour dure, il subsiste de soi-même, et quelquefois par les choses qui semblent le devoir éteindre, par les caprices, par les rigueurs, par l'éloignement, par la jalousie. L'amitié au contraire

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