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CHAPITRE VI.

DES BIENS DE FORTUNE.

Un homme fort riche1 peut manger des entremets, faire peindre ses lambris et ses alcoves, jouir d'un palais à la campagne, et d'un autre à la ville, avoir un grand équipage, mettre un duc dans sa famille, et faire de son fils un grand seigneur : cela est juste et de son ressort. Mais il appartient peut-être à d'autres de vivre contents.

Une grande naissance ou une grande fortune annonce le mérite et le fait plutôt remarquer.

Ce qui disculpe le fat ambitieux de son ambition, est le soin que l'on prend, s'il a fait une grande fortune, de lui trouver un mérite qu'il n'a jamais eu, et aussi grand qu'il croit l'avoir.

A mesure que la faveur et les grands biens se retirent d'un homme, ils laissent voir en lui le ridicule qu'ils couvroient, et qui y étoit sans que personne s'en aperçût.

Si l'on ne le voyoit de ses yeux, pourroit - on jamais s'imaginer l'étrange disproportion que leplus ou le moins de pièces de monnoie met entre les hommes ?

Ce plus ou ce moins détermine à l'épée, à la robe, ou à l'église : il n'y a presque point d'autre

vocation.

Deux marchands étoient voisins et faisoient le même commerce, qui ont eu dans la suite une fortune toute différente. Ils avoient chacun une fille unique : elles ont été nourries ensemble, et ont vécu dans cette familiarité que donnent un même âge et une même condition : l'une des deux pour se tirer d'une extrême misère cherche à se placer, elle entre au service d'une fort grande dame et l'une des premières de la cour, chez sa compagne.

Si le financier manque son coup, les courtisans disent de lui: c'est un bourgeois, un homme de rien, un malǝtru: s'il réussit, ils lui demandent sa fille.

*

Quelques uns ont fait dans leur jeunesse l'apprentissage d'un certain métier, pour en exercer un autre, et fort différent, le reste de leur vie.

Un homme est laid 2, de petite taille, et a peu d'esprit. L'on me dit à l'oreiile, il a cinquante mille livres de rente cela le concerne tout seul, et il ne m'en sera jamais ni pis ni mieux : si je commence à le regarder avec d'autres yeux, et si je ne suis pas maître de faire autrement, quelle sottise!

Un projet assez vain seroit de vouloir tourner un homme fort sot et fort riche en ridicule : les rieurs sont de son côté.

N** avec un portier rustre 3, farouche, tirant sur le Suisse, avec un vestibule et une antichambre, pour peu qu'il y fasse languir quelqu'un et se morfondre, qu'il paroisse enfin avec une mine grave et une démarche mesurée, qu'il écoute un peu et ne * Les partisans.

reconduise point, quelque subalterne qu'il soit d'ailleurs, il fera sentir de lui-même quelque chose qui approche de la considération.

Je vais, Clitiphon 1, à votre porte, le besoin que j'ai de vous me chasse de mon lit et de ma chambre: plût aux dieux que je ne fusse ni votre client ni votre fâcheux! Vos esclaves me disent que vous êtes enfermé, et que vous ne pouvez m'écouter que d'une heure entière: je reviens avant le temps qu'ils m'ont marqué, et ils me disent que vous êtes sorti. Que faites-vous, Clitiphon, dans cet endroit le plus reculé de votre appartement, de si laborieux qui vous empêche de m'entendre? Vous enfilez quelques mémoires, vous collationnez un registre, vous signez, vous paraphez; je n'avois qu'une chose à vous demander, et vous n'aviez qu'un mot à me répondre, oui ou non. Voulez-vous être rare? rendez service à ceux qui dépendent de vous: vous le serez davantage par cette conduite que par ne vous pas laisser voir. O homme important et chargé d'affaires, qui à votre tour avez besoin de mes offices! venez dans la solitude de mon cabinet, le philo sophe est accessible, je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me trouverez sur les livres de Platon qui traitent de la spiritualité de l'ame et de sa distinction d'avec le corps, ou la plume à la main pour calculer les distances de Saturne et de Jupiter: j'admire Dieu dans ses ouvrages, et je cherche, par la connoissance de la vérité, à régler mon esprit et devenir meilleur. Entrez, toutes les portes vous

sont ouvertes: mon antichambre n'est pas faite pour s'y ennuyer en m'attendant, passez jusqu'à moi sans me faire avertir vous m'apportez quelque chose de plus précieux que l'argent et l'or, si c'est une occasion de vous obliger: parlez, que voulezvous que je fasse pour vous? Faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui est commencée? quelle interruption heureuse pour moi que celle qui vous est utile! Le manieur d'argent, l'homme d'affaires est un ours qu'on ne sauroit apprivoiser; on ne le voit dans sa loge qu'avec peine; que dis-je ! on ne le voit point, car d'abord on ne le voit pas encore, et bientôt on ne le voit plus. L'homme de lettres, au contraire, est trivial comme une borne au coin des places; il est vu de tous, et à toute heure, et en tous états, à table, au lit, nu, habillé, sain ou malade: il ne peut être important, et il ne le veut point être.

N'envions point à une sorte de gens leurs grandes richesses ils les ont à titre onéreux, et qui ne nous accommoderoit point. Ils ont mis leur repos, leur santé, leur honneur et leur conscience pour les avoir : cela est trop cher; et il n'y a rien à gagner à un tel marché.

Les partisans nous font sentir toutes les passions l'une après l'autre. L'on commence par le mépris à cause de leur obscurité. On les envie ensuite, on les hait, on les craint; on les estime quelquefois, et on les respecte. L'on vit assez pour finir à leur égard par la compassion.

Sosie de la livrée a passé par une petite recette à une sous-ferme; et par les concussions, la violence et l'abus qu'il a fait de ses pouvoirs, il s'est enfin, sur les ruines de plusieurs familles, élevé à quelque grade: devenu noble par une charge, il ne lui manquoit que d'être homme de bien : une place de marguillier a fait ce prodige.

Arfure 2 cheminoit seule et à pied vers le grand portique de Saint **, entendoit de loin le sermon d'un carme ou d'un docteur qu'elle ne voyoit qu'obliquement, et dont elle perdoit bien des paroles. Sa vertu étoit obscure, et sa dévotion connue comme sa personne. Son mari est entré dans le HUITIÈME DENIER : quelle monstrueuse fortune en moins de six années! Elle n'arrive à l'église que dans un char, on lui porte une lourde queue, l'orateur s'interrompt pendant qu'elle se place, elle le voit de front, n'en perd pas une seule parole ni le moindre geste : il y a une brigue entre les prêtres pour la confesser, tous veulent l'absoudre, et le curé l'emporte.

L'on porte Crésus 3 au cimetière: de toutes ses immenses richesses, que le vol et la concussion lui avoient acquises, et qu'il a épuisées par le luxe et par la bonne chère, il ne lui est pas demeuré de quoi se faire enterrer : il est mort insolvable, sans biens, et ainsi privé de tous les secours: l'on n'a vu chez lui ni julep, ni cordiaux, ni médecins, ni le moindre docteur qui l'ait assuré de son salut.

Champagne 4 au sortir d'un long dîner qui lui

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