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endroit du Portique"; et comme par la suite du discours l'on vint à tomber sur celui que l'on devoit estimer le plus homme de bien de la ville, tous d'une commune voix vous nommerent, et il n'y en eut pas un seul qui vous refusât ses suffrages. Il lui dit mille choses de cette nature. Il affecte d'apercevoir le moindre duvet qui se sera attaché à votre habit, de le prendre, et de le souffler à terre: si par hasard le vent a fait voler quelques petites pailles sur votre barbe ou sur vos cheveux, il prend soin de vous les ôter; et vous souriant, Il est merveilleux, dit-il, combien vous êtes blanchi depuis deux jours que je ne vous ai pas vu. Et il ajoute, Voilà encore, pour un homme de votre âges, assez de cheveux noirs. Si celui qu'il veut flatter prend la parole, il impose silence à tous ceux qui se trouvent présents, et il les force d'approu

(a) Édifice public qui servit depuis à Zénon et à ses disciples de rendez-vous pour leurs disputes: ils en furent appelés stoïciens; car stoa, mot grec, signifie portique.

(6) Allusion à la nuance que de petites pailles font dans les cheveux.

(c) Il parle à un jeune homme.

ver aveuglément tout ce qu'il avance; et dès qu'il a cessé de parler, il se récrie, Cela est dit le mieux du monde, rien n'est plus heureusement rencontré. D'autres fois, s'il lui arrive de faire à quelqu'un une raillerie froide, il ne manque pas de lui applaudir, d'entrer dans cette mauvaise plaisanterie; et quoiqu'il n'ait nulle envie de rire, il porte à sa bouche l'un des bouts de son manteau, comme s'il ne pouvoit se contenir et qu'il voulût s'empêcher d'éclater; et s'il l'accompagne lorsqu'il marche par la ville, il dit à ceux qu'il rencontre dans son chemin de s'arrêter jusqu'à ce qu'il soit passé. Il achete des fruits et les porte chez ce citoyen, il les donne à ses enfants en sa présence, il les baise, il les caresse: Voilà, dit-il, de jolis enfants et dignes d'un tel pere. S'il sort de sa maison, il le suit: s'il entre dans une boutique pour essayer des souliers, il lui dit, Votre pied est mieux fait que cela. Il l'accompagne ensuite chez ses amis, ou plutôt il entre le premier dans leur maison, et leur dit, Un tel me suit, et vient vous rendre visite : et retournant sur ses pas, « Je vous ai annoncé, <«< dit-il, et l'on se fait un grand honneur de

<< vous recevoir. » Le flatteur se met à tout sans hésiter, se mêle des choses les plus viles, et qui ne conviennent qu'à des femmes. S'il est invité à souper, il est le premier des conviés à louer le vin : assis à table le plus proche de celui qui fait le repas, il lui répete souvent, En vérité, vous faites une chere délicate; et montrant aux autres l'un des mets qu'il souleve du plat, Cela s'appelle, dit-il, un morceau friand. Il a soin de lui demander s'il a froid, s'il ne voudroit point une autre robe, et il s'empresse de le mieux couvrir : il lui parle sans cesse à l'oreille; et si quelqu'un de la compagnie l'interroge, il lui répond négligemment et sans le regarder, n'ayant des yeux que pour un seul. Il ne faut pas croire qu'au théâtre il oublie d'arracher des carreaux des mains du valet qui les distribue, pour les porter à sa place, et l'y faire asseoir plus mollement. J'ai dû dire aussi qu'avant qu'il sorte de sa maison il en loue l'architecture, se récrie sur toutes choses, dit que les jardins sont bien plantés; et s'il aperçoit quelque part le portrait du maître, où il soit extrêmement flatté, il est touché de voir combien il lui ressemble, et il l'admire comme

un chef-d'œuvre. En un mot, le flatteur ne dit rien et ne fait rien au hasard; mais il rappórte toutes ses paroles et toutes ses actions au dessein qu'il a de plaire à quelqu'un, et d'acquérir ses bonnes graces.

CHAPITRE III.

De l'Impertinent, ou du Diseur de rien.

A

La sotte envie de discourir vient d'une habitude qu'on a contractée de parler beaucoup et sans réflexion. Un homme qui veut parler, se trouvant assis proche d'une personne qu'il n'a jamais vue et qu'il ne connoît point, entre d'abord en matiere, l'entretient de sa femme, et lui fait son éloge, lui conte son songe, lui fait un long détail d'un repas où il s'est trouvé, sans oublier le moindre mets ni un seul service: il s'échauffe ensuite dans la conversation, déclame contre le temps présent, et soutient que les hommes qui vivent présentement ne valent point leurs peres: de là il se jette sur ce qui se dé

bite au marché, sur la cherté du blé, sur le grand nombre d'étrangers qui sont dans la ville: il dit qu'au printemps, où commencent les Bacchanales a, la mer devient navigable; qu'un peu de pluie seroit utile aux biens de la terre, et feroit espérer une bonne récolte; qu'il cultivera son champ l'année prochaine, et qu'il le mettra en valeur; que le siecle est dur, et qu'on a bien de la peine à vivre. Il apprend à cet inconnu que c'est Damippe qui a fait brûler la plus belle torche devant l'autel de Cérès à la fête des Mysteres : il lui demande combien de colonnes soutiennent le théâtre de la musique, quel est le quantieme du mois : il lui dit qu'il a eu la veille une indigestion ; et si cet homme à qui il parle a la patience de l'écouter, il ne partira pas d'auprès de lui, il lui annoncera comme une chose nouvelle que les Mysteres se célebrent dans le mois d'août, les Apatu

с

(a) Premieres Bacchanales, qui se célébroient dans la ville.

(b) Les mysteres de Cérès se célébroient la nuit, et il y avoit une émulation entre les Athéniens à qui y apporteroit une plus grande torche.

(c) Fête de Cérès.

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