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veut rendre l'homme chrétien. L'autre, qui est la production d'un esprit instruit par le commerce du monde, et dont la délicatesse étoit égale à la pénétration, observant que l'amour-propre est dans l'homme la cause de tous ses foibles, l'attaque sans relâche quelque part où il le trouve; et cette unique pensée, comme multipliée en mille manieres différentes, a toujours, par le choix des mots, et par la variété de l'expression, la grace de la nouveauté. L'on ne suit aucune de ces routes dans l'ouvrage 1 qui est joint à la traduction des Caracteres, il est tout différent des deux autres que je viens de toucher: moins sublime que le premier, et moins délicat que le second, il ne tend qu'à rendre l'homme raisonnable, mais par des voies simples et communes, et en l'examinant indifféremment, sans beaucoup de méthode, et selon que les divers chapitres y conduisent, par les âges, les sexes et les conditions, et par les vices, les foibles et le ridicule qui y sont attachés.

I

(1) La Bruyere en publiant ses Caracteres les avoit fait précéder de la traduction de Théophraste, que nous avons cru devoir rejeter à la suite, comme le moins important des deux ouvrages; ce dernier ayant beaucoup perdu de son prix depuis qu'on a éclairci le texte de Théophraste, et donné de nouvelles traductions beaucoup plus exactes, notamment celle du docteur Corai, publiée en 1799, et enrichie de notes intéressantes.

L'on s'est plus appliqué aux vices de l'esprit, aux replis du cœur, et à tout l'intérieur de l'homme, que n'a fait Théophraste: et l'on peut dire que comme ses Caracteres, par mille choses extérieures qu'ils font remarquer dans l'homme, par ses actions, ses paroles et ses démarches, apprennent quel est son fond, et font remonter jusques à la source de son déréglement; tout au contraire, les nouveaux Caracteres, déployant d'abord les pensées, les sentiments et les mouvements des hommes, découvrent le principe de leur malice et de leurs foiblesses, font que l'on prévoit aisément tout ce qu'ils sont capables de dire ou de faire, et qu'on ne s'étonne plus de mille actions vicieuses ou frivoles dont leur vie est toute remplie.

Il faut avouer que sur les titres de ces deux ouvrages l'embarras s'est trouvé presque égal. Pour ceux qui partagent le dernier, s'ils ne plaisent point assez, l'on permet d'en suppléer d'autres : mais à l'égard des titres des Caracteres de Théophraste, la même liberté n'est pas accordée, parcequ'on n'est point maître du bien d'autrui. Il a fallu suivre l'esprit de l'auteur, et les traduire selon le sens le plus proche de la diction grecque, et en même temps selon la plus exacte conformité avec leurs chapitres; ce qui n'est pas une chose facile, parceque souvent la signification d'un terme grec, traduit en françois mot pour mot, n'est plus

la même dans notre langue: par exemple, ironie est chez nous une raillerie dans la conversation, ou une figure de rhétorique; et chez Théophraste c'est quelque chose entre la fourberie et la dissimulation, qui n'est pourtant ni l'une ni l'autre, mais précisément ce qui est décrit dans le premier chapitre.

Et d'ailleurs les Grecs ont quelquefois deux ou trois termes assez différents pour exprimer des choses qui le sont aussi, et que nous ne saurions guere rendre que par un seul mot: cette pauvreté embarrasse. En effet, l'on remarque dans cet ouvrage grec trois especes d'avarice, deux sortes d'importuns, des flatteurs de deux manieres, et autant de grands parleurs; de sorte que les caracteres de ces personnes semblent rentrer les uns dans les autres au désavantage du titre: ils ne sont pas aussi toujours suivis et parfaitement conformes, parceque Théophraste, emporté quelquefois par le dessein qu'il a de faire des portraits, se trouve déterminé à ces changements par le caractere et les mœurs du personnage qu'il peint, ou dont il

fait la satire.

Les définitions qui sont au commencement de chaque chapitre ont eu leurs difficultés. Elles sont courtes et concises dans Théophraste, selon la force du grec et le style d'Aristote, qui lui en a fourni les premieres idées: on les a éten

dues dans la traduction, pour les rendre intelligibles. Il se lit aussi dans ce traité des phrases qui ne sont pas achevées, et qui forment un sens imparfait, auquel il a été facile de suppléer le véritable: il s'y trouve de différentes leçons, quelques endroits tout-à-fait interrompus, et qui pouvoient recevoir diverses explications; et pour ne point s'égarer dans ces doutes, on a suivi les meilleurs interpretes.

Enfin, comme cet ouvrage n'est qu'une simple instruction sur les mœurs des hommes, et qu'il vise moins à les rendre savants qu'à les rendre sages, l'on s'est trouvé exempt de le charger de longues et curieuses observations, ou de doctes. commentaires qui rendissent un compte exact de l'antiquité. L'on s'est contenté de mettre de petites notes à côté de certains endroits que l'on a crus les mériter, afin que nuls de ceux qui ont de la justesse, de la vivacité, et à qui il ne manque que d'avoir lu beaucoup, ne se reprochent pas même ce petit défaut, ne puissent être arrêtés dans la lecture des Caracteres, et douter un moment du sens de Théophraste.

AVANT-PROPOS

DE THÉOPHRASTE.

J'AI admiré souvent, et j'avoue que je ne puis encore comprendre, quelque sérieuse réflexion que je fasse, pourquoi, toute la Grece étant placée sous un même ciel, et les Grecs nourris et élevés de la même maniere", il se trouve néanmoins si peu de ressemblance dans leurs mœurs. Puis donc, mon cher Polyclès, qu'à l'âge de quatrevingt-dix-neuf ans où je me trouve, j'ai assez vécu pour connoître les hommes; que j'ai vu d'ailleurs, pendant le cours de ma vie, toutes sortes de personnes et de divers tempéraments; et que je me suis toujours attaché à étudier les hommes vertueux, comme ceux qui n'étoient connus que par leurs vices; il semble que j'ai dû marquer les ca

(a) Par rapport aux barbares, dont les mœurs étoient très différentes de celles des Grecs.

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