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la vie agréable. Le fauvage du Canada fubfifte & atteint la vieilleffe comme le citoyen d'Angleterre qui a cinquante mille guinées de revenu. Mais qui comparera jamais le pays des Iroquois à l'Angleterre?

Que la république de Ragufe & le canton de Zug faffent des lois fomptuaires, ils ont raison, il faut que le pauvre ne dépense point au-delà de fes forces; mais j'ai lu quelque part:

Sachez furtout que le luxe enrichit

Un grand Etat, s'il en perd un petit. ( 2 )

Si par luxe vous entendez l'excès, on fait que l'excès eft pernicieux en tout genre, dans l'abftinence comme dans la gourmandife, dans l'économie comme dans la libéralité. Je ne fais comment il eft arrivé que dans mes villages où la terre eft ingrate, les impôts lourds, la défense d'exporter le blé qu'on á femé intolérable, il n'y a guère pourtant de colon qui n'ait un bon habit de drap, & qui ne foit bien chauffé & bien nourri. Si ce colon laboure avec fon bel habit, avec du linge blanc, les cheveux frifés & poudrés, voilà certainement le plus grand luxe, & le plus impertinent; mais qu'un bourgeois de Paris ou de Londres paraiffe au fpectacle vêtu comme ce payfan, voilà la léfine la plus groffière & la plus ridicule.

Eft modus in rebus, funt certi denique fines,

Quos ultra citraque nequit confiftere rectum.

(2) Les lois fomptuaires font par leur nature une violation du droit de propriété. Si dans un petit Etat il n'y a point une grande inégalité de fortune, il n'y aura pas de luxe : fi cette inégalité y exifte, le luxe en eft le remède. Ce font les lois fomptuaires de Genève qui lui ont fait perdre la liberté.

Lorsqu'on inventa les cifeaux, qui ne font certainement pas de l'antiquité la plus haute, que ne dit-on pas contre les premiers qui fe rognèrent les ongles, & qui coupèrent une partie des cheveux qui leur tombaient fur le nez ? On les traita fans doute de petits-maîtres & de prodigues, qui achetaient chèrement un inftrument de la vanité, pour gâter l'ouvrage du Créateur. Quel péché énorme d'accourcir la corne que DIEU fait naître au bout de nos doigts ! C'était un outrage à la Divinité. Ce fut bien pis quand on inventa les chemifes & les chauffons. On fait avec quelle fureur les vieux confeillers qui n'en avaient jamais porté, crièrent contre les jeunes magiftrats qui donnèrent dans ce luxe funefte. (3)

(3) Si l'on entend par luxe tout ce qui eft au-delà du néceffaire, le luxe eft une fuite naturelle des progrès de l'efpèce humaine ; & pour raisonner conféquemment, tout ennemi du luxe doit croire avec Rouffeau que l'état de bonheur & de vertu pour l'homme eft celui, non de fauvage, mais d'orang-outang. On fent qu'il ferait absurde de regarder comme un mal des commodités dont tous les hommes jouiraient auffi ne donne-t-on en général le nom de luxe qu'aux fuperfluités, dont un petit nombre d'individus feulement peuvent jouir. Dans ce fens le luxe eft une fuite néceffaire de la propriété, fans laquelle aucune fociété ne peut fubfifter, & d'une grande inégalité entre les fortunes, qui est la conféquence, non du droit de propriété, mais des mauvaises lois. Ce font donc les mauvaises lois qui font naître le luxe, & ce font les bonnes lois qui peuvent le détruire, Les moralistes doivent adreffer leurs fermons aux légiflateurs, & non aux particuliers; parce qu'il eft dans l'ordre des chofes poffibles qu'un homme vertueux & éclairé ait le pouvoir de faire des lois raisonnables, & qu'il n'eft pas dans la nature humaine que tous les riches d'un pays renoncent par vertu à le procurer à prix d'argent des jouiffances de plaifir ou de

vanité.

Fin du Tome cinquième.

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