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On lit volontiers Mallebranche à Paris; il s'eft fait quantité d'éditions de fon roman métaphyfique, mais j'ai remarqué qu'on ne lit guère que les chapitres qui regardent les erreurs des fens & de l'imagination. Il y a très-peu de lecteurs qui examinent les chofes abftraites de ce livre. Ceux qui connaiffent la nation française m'en croiront aifément quand j'affurerai que fi le père Mallebranche avait fuppofé les erreurs des fens & de l'imagination comme des erreurs connues des philofophes, & était entré tout d'un coup en matière, il n'aurait fait aucun fectateur & qu'à peine il eût trouvé des lecteurs. Il a étonné la raifon de ceux à qui il a plu par fon ftyle. On l'a cru dans les chofes qu'on n'entendait point, parce qu'il avait commencé par avoir raifon dans les chofes qu'on entendait; il a féduit parce qu'il était agréable, comme Defcartes parce qu'il était hardi. Locke n'était que fage, auffi a-t-il fallu vingt années pour débiter à Paris la première édition, faite en Hollande, de fon livre fur l'entendement humain. Jamais homme n'a été jufqu'à préfent moins lu & plus condamné parmi nous que Locke. Les échos de la calomnie & de l'ignorance répètent tous les jours: Locke ne croyait point l'ame immortelle, donc il n'avait point de probité. Je laiffe à d'autres le foin de confondre l'horreur de ce menfonge. Je me borne ici à montrer l'impertinence de cette conclufion. Le dogme de l'immortalité de l'ame a été très-long-temps ignoré dans toute la terre. Les premiers Juifs l'ignoraient; n'y avait-il point d'honnête homme parmi eux? La loi judaïque, qui n'enfeignait rien touchant la nature & l'immortalité de l'ame, n'enfeignait-elle pas la

vertu? Quand même nous ne ferions pas affurés aujourd'hui par la foi que nous fommes immortels, quand nous aurions une démonftration que tout périt avec nos corps, nous n'en devrions pas moins adorer le DIEU qui nous a faits, & fuivre la raison qu'il nous a donnée. Dût notre vie & notre existence ne durer qu'un feul jour, il eft fûr que pour passer ce jour heureusement il faudrait être vertueux, & il eft fûr qu'en tous pays & en tous temps, être vertueux n'eft autre chose que de faire aux autres ce que nous voulons qu'on nous faffe. C'eft cette vertu véritable, la fille de la raifon & non de la crainte, qui a conduit tant de fages dans l'antiquité; c'est elle qui dans nos jours a réglé la vie d'un Defcartes, ce précurfeur de la physique, d'un Newton l'interprète de la nature, d'un Locke qui feul a appris à l'efprit humain à se bien connaître, d'un Bayle ce juge impartial & éclairé, auffi eftimable que calomnié; car il faut le dire à l'honneur des lettres, la philofophie fait un cœur droit comme la géométrie fait l'efprit jufte. Mais non-feulement Locke était vertueux, non-feulement il croyait l'ame immortelle, mais il n'a jamais affirmé que la matière pense; il a dit feulement que la matière peut penfer, fi DIEU le veut, & que c'eft une abfurdité téméraire de nier que DIEU en ait le pouvoir.

Je veux encore fuppofer qu'il ait dit, & que d'autres aient dit comme lui, qu'en effet DIEU a donné la penfée à la matière, s'enfuit-il de-là que l'ame soit mortelle ? L'école crie qu'un compofé retient la nature de ce dont il eft compofé, que la matière eft périffable & divifible, qu'ainfi l'ame ferait périffable & divisible comme elle. Tout cela eft également faux.

Il eft faux que fi DIEU voulait faire penfer la matière, la pensée fût un compofé de la matière, car la penfée ferait un don de DIEU ajouté à l'être inconnu qu'on nomme matière, de même que DIEU lui a ajouté l'attraction des forces centripètes & le mouvement, attributs indépendans de la divisibilité.

Il est faux que, même dans le système des écoles, la matière foit divifible à l'infini. Nous confidérons, il eft vrai, la divifibilité à l'infini en géométrie, mais cette science n'a d'objet que nos idées, & en fuppofant des lignes fans largeur, & des points fans étendue, nous fuppofons auffi une infinité de cercles paffant entre une tangente à un cercle donné.

Mais quand nous venons à examiner la nature telle qu'elle eft, alors la divifibilité à l'infini s'évanouit. La matière, il est vrai, reste à jamais divisible par la pensée, mais elle eft néceffairement indivifée; & cette même géométrie qui me démontre que ma pensée divifera éternellement la matière, me démontre auffi qu'il y a dans la matière des parties indivisées parfaitement folides, & en voici la démonftration.

Puifque l'on doit fuppofer des pores à chaque ordre d'élémens dans lefquels on imagine la matière divifée à l'infini, ce qui reftera de matière folide fera donc exprimé par le produit d'une fuite infinie des termes plus petits chacun que l'autre ; or un tel produit eft néceffairement égal à zéro ; donc fi la matière était phyfiquement divisible à l'infini, il n'y aurait point de matière. Cela fait voir en paffant que M. de Malezieux, dans fes élémens de géométrie pour M. le duc de Bourgogne, a bien tort de fe récrier fur la prétendue incompatibilité qui fe trouve entre des unités & des parties

divifibles à l'infini; il fe trompe en cela doublement; il fe trompe en ce qu'il ne confidère pas qu'une unité eft l'objet de notre penfée, & la divifibilité un autre objet de notre pensée, lefquels ne font point incompatibles, car je puis faire une unité d'une centaine & je puis faire une centaine d'une unité; & il fe trompe encore en ce qu'il ne confidère pas la différence qui eft entre la matière divifible par la pensée & la matière divifible en effet.

Qu'est-ce que je prouve de tout ceci?

Qu'il y a des parties de matière impériffables & indivifibles; que DIEU tout puiffant, leur créateur, pourra, quand il voudra, joindre la pensée à une de ces parties & la conferver à jamais. Je ne dis pas que ma raison m'apprend que DIEU en a ufé ainfi; je dis feulement qu'elle m'apprend qu'il le peut. Je dis avec le fage Locke que ce n'eft pas à nous qui ne fommes que d'hier à ofer mettre des bornes à la puiffance du créateur, de l'être infini, du feul être néceffaire & immuable.

M. Locke dit qu'il eft impoffible à la raison de prouver la fpiritualité de l'ame : j'ajoute qu'il n'y a perfonne fur la terre qui ne foit convaincu de cette vérité.

Il eft indubitable que fi un homme était bien perfuadé qu'il fera plus libre & plus heureux en fortant de fa maifon, il la quitterait tout à l'heure; or on ne peut croire que l'ame eft fpirituelle fans la croire en prifon dans le corps, où elle eft d'ordinaire finon malheureuse, au moins inquiète & ennuyée: on doit donc être charmé de fortir de fa prison, mais quel eft l'homme charmé de mourir par ce motif?

.. Quod

...

Quod fi immortalis noftra foret mens

Non jam fe moriens diffolvi conquereretur,

Sed magis ire foras veftemque relinquere ut anguis ;
Gauderet prælonga fenex aut cornua cervus.

Il faut tâcher de favoir, non ce que les hommes ont dit fur cette matière, mais ce que notre raison peut nous découvrir, indépendamment des opinions des hommes.

LOI NATURELL E.

B. QU'EST-C

Dialogue.

U'EST-CE que la loi naturelle? (*) A. L'inftinct qui nous fait fentir la justice. B. Qu'appelez-vous jufte & injufte?

A. Ce qui paraît tel à l'univers entier.

B. L'univers eft compofé de bien des têtes. On dit qu'à Lacédémone on applaudiffait aux larcins, pour lefquels on condamnait aux mines dans Athènes.

A. Abus de mots, logomachie, équivoque ; il ne pouvait fe commettre de larcin à Sparte, lorsque tout ý était commun. Ce que vous appelez vol était la punition de l'avarice.

B. Il était défendu d'époufer fa fœur à Rome. Il était permis chez les Egyptiens, les Athéniens & même chez les Juifs, d'époufer fa fœur de père. Je ne cite qu'à regret ce malheureux petit peuple juif,

(*) Ce dialogue est tiré presqu'en entier des entretiens entre A, B, C, vol. des Dialogues.

Dilionn. philofoph. Tome V.

Ff

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