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qui fe transforme en crapaud; un ange coupé en deux par un coup de canon, & dont les deux parties fe rejoignent incontinent &c. . . . . L'imagination forte approfondit les objets ; la faible les effleure ; la douce fe repofe dans les peintures agréables; l'ardente entasse images fur images; la fage eft celle qui emploie avec choix tous ces différens caractères, mais qui admet très-rarement le bizarre, & rejette toujours le faux.

Si la mémoire nourrie & exercée eft la fource de toute imagination, cette même mémoire furchargée la fait périr. Ainfi celui qui s'eft rempli la tête de noms & de dates n'a pas le magafin qu'il faut pour compofer des images. Les hommes occupés de calculs. ou d'affaires épineufes, ont d'ordinaire l'imagination ftérile.

Quand elle eft trop ardente, trop tumultueuse, elle peut dégénérer en démence ; mais on a remarqué que cette maladie des organes du cerveau eft bien plus fouvent le partage de ces imaginations paffives, bornées à recevoir la profonde empreinte des objets, que de ces imaginations actives & laborieuses qui affemblent & combinent des idées; car cette imagination active a toujours befoin du jugement, l'autre en eft indépendante.

Il n'eft peut-être pas inutile d'ajouter à cet effai, que par ces mots, perception, mémoire, imagination, jugement, on n'entend point des organes diftincts dont l'un a le don de fentir, l'autre fe reffouvient, un troifième imagine, un quatrième juge. Les hommes font plus portés qu'on ne pense à croire que ce font des facultés différentes & féparées. C'eft cependant le même être qui fait toutes ces opérations, que

nous ne connaissons que par leurs effets, fans pouvoir rien connaître de cet être.

LES

SECTION I I.

ES bêtes en ont comme vous, témoin votre chien qui chaffe dans fes rêves.

que

Les chofes fe peignent en la fantaisie, dit Defcartes, comme les autres. Oui ; mais qu'est-ce que c'eft la fantaisie? & comment les chofes s'y peignent-elles? eft-ce avec de la matière fubtile? Que fais-je ! eft la réponse à toutes les queftions touchant les premiers refforts.

Rien ne vient dans l'entendement fans une image. Il faut, pour que vous acquériez cette idée fi confuse d'un espace infini, que vous ayez eu l'image d'un efpace de quelques pieds. Il faut, pour que vous ayez l'idée de DIEU, que l'image de quelque chofe de plus puiffant que vous ait long-temps remué votre cerveau.

Vous ne créez aucune idée, aucune image, je vous en défie. L'Ariofle n'a fait voyager Aftolphe dans la lune que long-temps après avoir entendu parler de la lune, de St Jean & des Paladins.

On ne fait aucune image, on les affemble, on les combine. Les extravagances des Mille & une nuits & des contes des fées &c. &c. ne font que des combinaisons.

Celui qui prend le plus d'images dans le magasin de la mémoire eft celui qui a le plus d'imagination.

La difficulté n'eft pas d'affembler ces images avec prodigalité & fans choix. Vous pourriez paffer un jour

entier à représenter fans effort & fans prefque aucune attention un beau vieillard avec une grande barbe blanche, vêtu d'une ample draperie, porté au milieu d'un nuage fur des enfans jouflus qui ont de belles paires d'aîles, ou fur une aigle d'une grandeur énorme, tous les dieux & tous les animaux autour de lui, des trépieds d'or qui courent pour arriver à fon confeil, des roues qui tournent d'elles-mêmes, qui marchent en tournant, qui ont quatre faces, qui font couvertes d'yeux, d'oreilles, de langues & de nez; entre ces trépieds & ces roues une foule de morts qui reffufcitent au bruit du tonnerre, les fphères céleftes qui danfent & qui font entendre un concert harmonieux &c. &c. &c. ; les hôpitaux des fous font remplis de parcilles imaginations.

On diftingue l'imagination qui difpofe les événemens d'un poëme, d'un roman, d'une tragédie, d'une comédie, qui donne aux perfonnages des caractères, des paffions; c'est ce qui demande le plus profond jugement & la connaiffance la plus fine du cœur humain; talens néceffaires avec lefquels pourtant on n'a encore rien fait, ce n'est que le plan de l'édifice.

L'imagination qui donne à tous ces perfonnages l'éloquence propre de leur état, & convenable à leur fituation, c'eft là le grand art & ce n'eft pas encore affez.

L'imagination dans l'expreffion, par laquelle chaque mot peint une image à l'efprit fans l'étonner, comme dans Virgile;

Remigium alarum.

Mærentem abjungens fraterna morte juventum.
Velorum pandimus alas.

Pendent circum ofcula nati.

Immortale jecur tundens, fecundaque pœnis,
Vifcera.

Et caligantem nigra formidine lucum.

Fata vocant conditque natantia lumina lethum.

Virgile eft plein de ces expreffions pittorefques dont il enrichit la belle langue latine, & qu'il eft fi difficile de bien rendre dans nos jargons d'Europe, enfans boffus & boiteux d'un grand homme de belle taille, mais qui ne laiffent pas d'avoir leur mérite, & d'avoir fait de très-bonnes chofes dans leur genre.

Il y a une imagination étonnante dans les mathématiques. Il faut commencer par fe peindre nettement dans l'efprit la figure, la machine qu'on invente, fes propriétés ou fes effets. Il y avait beaucoup plus d'imagination dans la tête d'Archimède que dans celle d'Homère.

De même que l'imagination d'un grand mathématicien doit être d'une exactitude extrême, celle d'un grand poëte doit être très-châtiée. Il ne doit jamais. préfenter d'images incompatibles, incohérentes, trop exagérées, trop peu convenables au fujet.

Pulchérie, dans la tragédie d'Héraclius, dit à Phocas: La vapeur de mon fang ira groffir la foudre

Que DIEU tient déjà prête à te réduire en poudre. Cette exagération forcée né paraît pas convenable à une jeune princeffe, qui, fuppofé qu'elle ait ouï dire que le tonnerre fe forme des exhalaifons de la terre, ne doit pas préfumer que la vapeur d'un peu de fang répandu dans une maifon ira former la foudre. C'est le poëte qui parle, & non la jeune princeffe. Racine

n'a point de ces imaginations déplacées ; cependant,
comme il faut mettre chaque chofe à fa place, on ne
doit pas regarder cette image exagérée comme un
défaut infupportable, ce n'eft que la fréquence de
ces figures qui peut gâter entièrement un ouvrage.
Il ferait difficile de ne par rire de ces vers:

Quelques noires vapeurs que puiffent concevoir
Et la mère & la fille ensemble au désespoir,
Tout ce qu'elles pourront enfanter de tempêtes
Sans venir jufqu'à nous crévera fur nos têtes;
Et nous érigerons, dans cet heureux séjour,
De leur haine impuiffante un trophée à l'amour.

Ces vapeurs de la mère & de la fille qui enfantent des tempêtes, ces tempêtes qui ne viennent point jufqu'à Placide, & qui crèvent fur les têtes pour ériger un trophée d'une haine, font affurément des imaginations auffi incohérentes, auffi étranges que mal exprimées. Racine, Boileau, Molière, les bons auteurs du fiècle de Louis XIV, ne tombent jamais dans ce défaut puérile.

Le grand défaut de quelques auteurs qui font venus après le fiècle de Louis XIV, c'eft de vouloir toujours avoir de l'imagination & de fatiguer le lecteur par cette vicieuse abondance d'images recherchées, autant que par des rimes redoublées, dont la moitié au moins eft inutile. C'est ce qui a fait tomber enfin tant de petits poëmes comme Verd-verd, la Chartreufe, les Ombres, qui eurent la vogue pendant quelque temps.

Omne fuper vacuum pleno de pectore manat.

On a diftingué dans le grand dictionnaire encyclopédique l'imagination active & la paffive. L'active

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