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l'eft davantage : on ne conçoit pas mieux comment nous avons des perceptions, comment nous les retenons, comment nous les arrangeons : il y a l'infini entre nous & les refforts de notre être.

L'imagination active eft celle qui joint la réflexion, la combinaison à la mémoire. Elle rapproche plufieurs objets diftans; elle fépare ceux qui fe mêlent, les compofe & les change; elle femble créer quand elle ne fait qu'arranger; car il n'eft pas donné à l'homme de fe faire des idées, il ne peut que les modifier.

Cette imagination active eft donc au fond une faculté auffi indépendante de nous que l'imagination paffive; & une preuve qu'elle ne dépend pas de nous, c'eft que fi vous propofez à cent perfonnes également ignorantes d'imaginer telle machine nouvelle, il y en aura quatre-vingt-dix-neuf qui n'imagineront rien malgré leurs efforts. Si le centième imagine quelque chofe, n'eft-il pas évident que c'est un don particulier qu'il a reçu ? c'est ce don que l'on appelle génie, c'est là qu'on a reconnu quelque chofe d'infpiré & de divin.

Ce don de la nature eft imagination d'invention dans les arts, dans l'ordonnance d'un tableau, dans celle d'un poëme. Elle ne peut exifter fans la mémoire; mais elle s'en fert comme d'un inftrument avec lequel elle fait tous fes ouvrages.

Après avoir vu qu'on foulevait avec un bâton une groffe pierre que la main ne pouvait remuer, l'imagination active inventa les leviers, & enfuite les forces mouvantes compofées, qui ne font que des leviers déguifés; il faut fe peindre d'abord dans l'efprit les machines & leurs effets pour les exécuter.

Ce n'eft pas cette forte d'imagination que le vulgaire appelle, ainfi que la mémoire, l'ennemi du jugement. Au contraire, elle ne peut agir qu'avec un jugement profond; elle combine fans ceffe fes tableaux, elle corrige fes erreurs, elle élève tous fes édifices avec ordre. Il y a une imagination étonnante dans la mathématique pratique ; & Archimède avait au moins autant d'imagination qu'Homère. C'eft par elle qu'un poëte crée fes perfonnages, leur donne des caractères, des paffions, invente fa fable, en présente l'expofition, en redouble le nœud, en prépare le dénouement; travail qui demande encore le jugement le plus profond, & en même temps le plus fin.

Il faut un très-grand art dans toutes ces imaginations d'invention, & même dans les romans. Ceux qui en manquent font méprifés des efprits bien faits. Unjugement toujours fain règne dans les fables d'Efope; elles feront toujours les délices des nations. Il y a plus d'imagination dans les contes des fées ; mais ces imaginations fantastiques, dépourvues d'ordre & de bon sens, ne peuvent être eftimées; on les lit par faibleffe, & on les condamne par raison.

La feconde partie de l'imagination active eft celle de détail; & c'eft elle qu'on appelle communément imagination dans le monde. C'eft elle qui fait le charme de la conversation; car elle préfente fans ceffe à l'efprit ce que les hommes aiment le mieux, des objets nouveaux. Elle peint vivement ce que les efprits froids deffinent à peine. Elle emploie les circonftances les plus frappantes; elle allègue des exemples; & quand ce talent fe montre avec la fobriété qui convient à tous les talens, il fe concilie l'empire de la fociété.

L'homme eft tellement machine que le vin donne quelquefois cette imagination que l'ivreffe anéantit; il y a là de quoi s'humilier, mais de quoi admirer. Comment fe peut-il faire qu'un peu d'une certaine liqueur, qui empêchera de faire un calcul, donnera des idées brillantes?

C'eft furtout dans la poëfie que cette imagination de détail & d'expreffion doit régner. Elle eft ailleurs agréable, mais là elle est nécessaire. Prefque tout eft image dans Homère, dans Virgile, dans Horace, fans même qu'on s'en aperçoive. La tragédie demande moins d'images, moins d'expreffions pittorefques, de grandes métaphores, d'allégories, que le poëme épique ou l'ode: mais la plupart de ces beautés, bien ménagées, font dans la tragédie un effet admirable. Un homme, qui fans être poëte, ofe donner une tragédie, fait dire à Hippolyte :

Depuis que je vous vois, j'abandonne la chasse.

Mais Hippolyte, que le vrai poëte fait parler, dit:

Mon arc, mes javelots, mon char, tout m'importune.

Ces imaginations ne doivent jamais être forcées, ampoulées, gigantefques. Ptolomée parlant dans un confeil d'une bataille qu'il n'a pas vue, & qui s'eft donnée loin de chez lui, ne doit point peindre

Des montagnes de morts, privés d'honneurs fuprêmes, Que la nature force à se venger eux-mêmes.

Et dont les troncs pourris exhalent dans les vents

De quoi faire la guerre au refte des vivans.

Une

Une princesse ne doit point dire à un empereur :

La vapeur de mon fang ira groffir la foudre,
Que DIEU tient déjà prête à te réduire en poudre.

On fent affez que la vraie douleur ne s'amuse point à une métaphore fi recherchée.

L'imagination active qui fait les poëtes leur donne l'enthousiasme, c'est-à-dire, felon le mot grec, cette émotion interne qui agite en effet l'efprit, & qui transforme l'auteur dans le perfonnage qu'il fait parler; car c'est là l'enthousiasme : il confifte dans l'émotion & dans les images: alors l'auteur dit précifément les mêmes chofes que dirait la perfonne qu'il introduit.

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue;

Un trouble s'éleva dans mon ame éperdue;

Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler.

L'imagination alors ardente & fage n'entaffe point de figures incohérentes; elle ne dit point, par exemple, pour exprimer un homme épais de corps & d'efprit:

Et

Qu'il eft flanqué de chair, gabionné de lard;

que la nature,

En maçonnant les remparts de fon ame,
Songea plutôt au fourreau qu'à la lame.

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y a de l'imagination dans ces vers; mais elle est groffière, elle eft déréglée, elle eft fauffe: l'image de remparts ne peut s'allier avec celle de fourreau ; c'est comme fi on difait qu'un vaiffeau eft entré dans le port à bride abattue.

Dictionn. philofoph. Tome V.

S

On permet moins l'imagination dans l'éloquence que dans la poëfie. La raison en eft fenfible. Le difcours ordinaire doit moins s'écarter des idées communes. L'orateur parle la langue de tout le monde: le poëte a pour base de fon ouvrage la fiction; auffi l'imagination eft l'effence de fon art; elle n'eft que l'acceffoire dans l'orateur.

Certains traits d'imagination ont ajouté, dit-on, de grandes beautés à la peinture. On cite furtout cet artifice avec lequel un peintre mit un voile fur la tête d'Agamemnon, dans le facrifice d'Iphigénie; artifice cependant bien moins beau que fi le peintre avait eu le fecret de faire voir fur le vifage d'Agamemnon le combat de la douleur d'un père, de l'autorité d'un monarque, & du refpect pour fes dieux; comme Rubens a eu l'art de peindre, dans les regards & dans l'attitude de Marie de Médicis, la douleur de l'enfantement, la joie d'avoir un fils, & la complaifance dont elle envisage

cet enfant.

En général les imaginations des peintres, quand elles ne font qu'ingénieufes, font plus d'honneur à l'efprit de l'artifte qu'elles ne contribuent aux beautés de l'art. Toutes les compofitions allégoriques ne valent pas la belle exécution de la main qui fait le prix des tableaux.

Dans tous les arts la belle imagination eft toujours naturelle : la fauffe eft celle qui affemble des objets incompatibles: la bizarre peint des objets qui n'ont ni analogie, ni allégorie, ni vraifemblance; comme des efprits qui fe jettent à la tête dans leurs combats des montagnes chargées d'arbres, qui tirent du canon dans le ciel, qui font une chauffée dans le chaos; Lucifer

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