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affaillie par les maladies, en bute à tous les fléaux, aime-t-elle encore la vie?

D'où vient le mal, & pourquoi le mal exifte-t-il?

O atomes d'un jour, ô mes compagnons dans l'infinie petiteffe, nés comme moi pour tout fouffrir & pour tout ignorer, y en a-t-il parmi vous d'affez fous pour croire favoir tout cela? Non, il n'y en a point; non, dans le fond de votre cœur vous fentez votre néant comme je rends juftice au mien. Mais vous êtes affez orgueilleux pour vouloir qu'on embrasse vos vaius fyftemes; ne pouvant être les tyrans de nos corps, vous prétendez être les tyrans de nos ames.

IMAGINATION.

SECTION

PREMIERE.

C'EST le pouvoir que chaque être fenfible sent en

foi de fe représenter dans fon cerveau les chofes fenfibles. Cette faculté eft dépendante de la mémoire. On voit des hommes, des animaux, des jardins : ces perceptions entrent par les fens ; la mémoire les retient; l'imagination les compofe. Voilà pourquoi les anciens Grecs appelèrent les mufes filles de mémoire.

Il eft très-effentiel de remarquer que ces facultés de recevoir des idées, de les retenir, de les compofer, eft au rang des chofes dont nous ne pouvons rendre aucune raifon. Ces refforts invifibles de notre être font de la main de la nature, & non de la nôtre.

Peut-être ce don de DIEU, l'imagination, eft-il le feul inftrument avec lequel nous compofons des idées, & même les plus métaphyfiques.

Vous prononcez le mot de triangle; mais vous ne prononcez qu'un fon, fi vous ne vous repréfentez pas l'image d'un triangle quelconque. Vous n'avez certainement eu l'idée d'un triangle que parce que vous en avez vu, fi vous avez des yeux, ou touché, fi vous êtes aveugle. Vous ne pouvez penfer au triangle en général, fi votre imagination ne fe figure, au moins confufément, quelque triangle particulier. Vous calculez, mais il faut que vous vous repréfentiez des unités redoublées, fans quoi il n'y a que votre main qui opère.

Vous prononcez les termes abftraits, grandeur, vérité, justice, fini, infini; mais ce mot grandeur est-il autre chofe qu'un mouvement de votre langue qui frappe l'air, fi vous n'avez pas l'image de quelque grandeur? Que veulent dire ces mots, vérité, menfonge, fi vous n'avez pas aperçu par vos sens, que telle chofe qu'on vous avait dite être exiftait en effet, & que telle autre n'existait pas ? Et de cette expérience ne compofez-vous pas l'idée générale de vérité & de menfonge? Et quand on vous demande ce que vous entendez par ces mots, pouvez-vous vous empêcher de vous figurer quelque image fenfible, qui vous fait fouvenir qu'on vous a dit quelquefois ce qui était, & fort fouvent ce qui n'était point?

Avez-vous la notion de jufle & d'injufte autrement que par des actions qui vous ont paru telles? Vous avez commencé dans votre enfance par apprendre à lire fous un maître vous aviez envie de bien épeler, & vous avez mal épelé : votre maître vous a battu ; cela vous a paru très-injufte. Vous avez vu le falaire refufé à un ouvrier, & cent autres chofes pareilles.

L'idée abftraite du jufte & de l'injufte eft-elle autre chofe que ces faits confufément mêlés dans votre imagination?

Le fini eft-il dans votre efprit autre chofe que l'image de quelque mefure bornée? L'infini eft-il autre chofe que l'image de cette même mesure que vous prolongez fans trouver fin? Toutes ces opérations ne font-elles pas dans vous à peu près de la même manière que vous lifez un livre? Vous y lifez les chofes, & vous ne vous occupez pas des caractères de l'alphabet, fans lefquels pourtant vous n'auriez aucune notion de ces chofes faites-y un moment d'attention, & alors vous apercevrez ces caractères fur lefquels gliffait votre vue. Ainfi tous vos raisonnemens, toutes vos connaissances font fondées fur des images tracées dans votre cerveau. Vous ne vous en apercevez pas; mais arrêtez-vous un moment pour y fonger, & alors vous voyez que ces images font la base de toutes vos notions. C'est au lecteur à pefer cette idée, à l'étendre, à la rectifier.

Le célébre Addiffon dans fes onze effais fur l'imagination, dont il a enrichi les feuilles du Spectateur, dit d'abord que le fens de la vue eft celui qui fournit feul les idées à l'imagination. Cependant il faut avouer que les autres fens y contribuent auffi. Un aveugle-né entend dans fon imagination l'harmonie qui ne frappe plus fon oreille; il eft à table en fonge; les objets qui ont réfifté ou cédé à fes mains, font encore le même effet dans fa tête. Il eft vrai que le fens de la vue fournit feul les images ; & comme c'est une espèce de toucher qui s'étend jufqu'aux étoiles, fon immenfe étendue enrichit plus l'imagination que tous les autres fens enfemble.

Il y a y a deux fortes d'imagination; l'une qui confifte à retenir une fimple impreffion des objets; l'autre qui arrange ces images reçues, & les combine en mille manières. La première a été appelée imagination paffive, la feconde active. La paffive ne va pas beaucoup audelà de la mémoire; elle eft commune aux hommes & aux animaux. De-là vient que le chaffeur & fon chien pourfuivent également des bêtes dans leurs rêves, qu'ils entendent également le bruit des cors, que l'un crie, & l'autre jappe en dormant. Les hommes & les bêtes font alors plus que fe reffouvenir, car les fonges ne font jamais des images fidelles. Cette espèce d'imagination compose les objets, mais ce n'est point en elle l'entendement qui agit, c'eft la mémoire qui fe méprend.

Cette imagination paffive n'a certainement befoin du fecours de notre volonté, ni dans le fommeil, ni dans la veille; elle fe peint malgré nous ce que nos yeux ont vu, elle entend ce que nous avons entendu, & touche ce que nous avons touché; elle y ajoute, elle en diminue. C'eft un fens intérieur qui agit néceffairement; auffi rien n'eft-il plus commun que d'entendre dire, on n'eft pas le maître de fon imagination.

C'eft ici qu'on doit s'étonner & se convaincre de fon peu de pouvoir. D'où vient qu'on fait quelquefois en fonge des difcours fuivis & éloquens, des vers meilleurs qu'on n'en ferait fur le même fujet étant éveillé? que l'on réfoud même des problèmes de mathématiques? Voilà certainement des idées très-combinées qui ne dépendent de nous en aucune manière. Or s'il eft incontestable que des idées suivies fe forment dans nous, malgré nous, pendant notre fommeil, qui

nous affurera qu'elles ne font pas produites de même dans la veille? Eft-il un homme qui prévoie l'idée qu'il aura dans une minute? Ne paraît-il pas qu'elles nous font données comme les mouvemens de nos fibres? Et fi le père Mallebranche s'en était tenu à dire que toutes les idées font données de DIEU, aurait-on pu le combattre ?

Cette faculté paffive, indépendante de la réflexion, eft la fource de nos paffions & de nos erreurs; loin de dépendre de la volonté, elle la détermine, elle nous pouffe vers les objets qu'elle peint, ou nous en détourne, felon la manière dont elle les repréfente. L'image d'un danger inspire la crainte; celle d'un bien donne des défirs violens; elle feule produit l'enthoufiafme de gloire, de parti, de fanatifme; c'est elle qui répandit tant de maladies de l'efprit, en fefant imaginer à des cervelles faibles fortement frappées que leurs corps étaient changés en d'autres corps; c'eft elle qui perfuada à tant d'hommes qu'ils étaient obfédés, ou enforcelés, & qu'ils allaient effectivement au fabbat, parce qu'on leur difait qu'ils y allaient. Cette efpèce d'imagination fervile, partage ordinaire du peuple ignorant, a été l'inftrument dont l'imagination forte de certains hommes s'eft fervie pour dominer. C'eft encore cette imagination paffive des cerveaux aifés à ébranler qui fait quelquefois paffer dans les enfans les marques évidentes de l'impreffion qu'une mère a reçue : les exemples en font innombrables; & celui qui écrit cet article en a vu de fi frappans qu'il démentirait fes yeux s'il en doutait. Cet effet de l'imagination n'eft guère explicable; mais aucune autre opération de la nature ne

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