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rendre. S'il y a écrit contre écrit, le dernier annulle l'autre. Or, ici le dernier écrit eft celui de du Jonquay & de fa mère; & il porte que leur adverse partie n'a jamais reçu d'eux les cent mille écus, & qu'ils font des fripons.

Quoi! parce qu'ils auront défavoué leur aveu, parce qu'ils auront reçu un coup de poing, on leur adjugerait le bien d'autrui ?

Je fuppofe (ce qui n'eft pas vraisemblable) que les juges, liés par les formes, condamnent le marechal de camp à payer ce qu'il ne doit point, ne ruinent-ils pas fa réputation ainfi que fa fortune? Tous ceux qui fe font élevés contre lui dans cette étrange aventure, ne diront-ils pas qu'il a calomnieusement accufé fes adverfaires d'un crime dont lui-même eft coupable? Il perdra fon honneur à leurs yeux en perdant fon bien. Il ne fera justifié que dans l'efprit de ceux qui examinent profondément. C'est toujours le très-petit nombre. Où font les hommes qui aient le loifir, l'attention, la capacité, la bonne foi, de confidérer toutes les faces d'une affaire qui ne les regarde pas? Ils en jugent comme notre ancien parlement condamnait les livres, fans les lire.

Vous le favez, on juge de tout fur des préjugés, fur parole, & au hafard. Perfonne ne fait réflexion que la caufe d'un citoyen doit intéreffer tous les citoyens, & que nous pouvons fubir, avec défefpoir, le fort fous lequel nous le voyons accablé avec des yeux indifférens. Nous écrivons tous les jours fur des

jugemens portés par le fénat de Rome & par l'aréopage d'Athènes, à peine fongeons-nous à ce qui fe paffe dans nos tribunaux !

Vous, Monfieur, qui embraffez l'Europe dans vos recherches & dans vos décifions, daignez me prêter vos lumières. Il fe peut, à toute force , que des formalités de chicane que je ne connais pas, faffent perdre le procès au maréchal de camp; mais il me femble qu'il le gagnera au tribunal du public éclairé, ce grand juge fans appel qui prononce fur le fond des chofes, & qui décide de la réputation.

I.

IDÉ E.

SECTION PREMIERE.

QU'EST-CE
'EST-CE qu'une idée ?

C'eft une image qui fe peint dans mon cerveau.
Toutes vos pensées font donc des images?

Assurément; car les idées les plus abftraites ne font que les fuites de tous les objets que j'ai aperçus. Je ne prononce le mot d'être en général que parce que j'ai connu des êtres particuliers. Je ne prononce le nom d'infini que parce que j'ai vu des bornes, & que je recule ces bornes dans mon entendement autant que je le puis; je n'ai des idées que parce que j'ai des images dans la tête.

Et quel eft le peintre qui fait ce tableau ?

Ce n'eft pas moi; je ne fuis pas affez bon deffinateur ; c'est celui qui m'a fait, qui fait mes idées.

Et d'où favez-vous que ce n'est pas vous qui faites des idées ?

De ce qu'elles me viennent très-souvent malgré moi quand je veille, & toujours malgré moi quand je rêve en dormant.

Vous êtes donc perfuadé que vos idées ne vous appartiennent que comme vos cheveux qui croiffent, qui blanchiffent, & qui tombent fans que vous vous en mêliez ?

Rien n'eft plus évident; tout ce que je puis faire c'est de les frifer, de les couper, de les poudrer; mais il ne m'appartient pas de les produire.

Vous feriez donc de l'avis de Mallebranche, qui disait que nous voyons tout en DIEU?

Je fuis bien fûr au moins que fi nous ne voyons pas les chofes dans le grand Etre, nous les voyons par fon action puiffante & préfente.

Et comment cette action fe fait-elle?

Je vous ai dit cent fois dans nos entretiens que je n'en favais pas un mot, & que DIEU n'a dit fon fecret à perfonne. J'ignore ce qui fait battre mon cœur, courir mon fang dans mes veines; j'ignore le principe de tous mes mouvemens; & vous voulez que je vous dise comment je fens & comment je penfe? cela n'est pas jufte.

Mais vous favez au moins fi votre faculté d'avoir des idées eft jointe à l'étendue?

Pas un mot. Il est bien vrai que Tatien, dans fon difcours aux Grecs, dit que l'ame eft composée manifeftement d'un corps. Irénée, dans fon chap. XXVI du fecond livre, dit que le Seigneur a enfeigné que nos ames gardent la figure de notre corps pour en conferver la mémoire. Tertullien affure, dans fon fecond livre de l'Ame, qu'elle eft un corps. Arnobe, Lactance, Hilaire, Grégoire de Nyffe, Ambroife n'ont point une autre opinion. On prétend que d'autres pères de l'Eglife affurent que l'ame eft fans aucune étendue, & qu'en cela ils font de l'avis de Platon; ce qui est très-douteux. Pour moi, je n'ofe être d'aucun avis; je ne vois qu'incompréhensibilité dans l'un &

dans l'autre fyftême; & après y avoir rêvé toute ma vie, je fuis auffi avancé que le premier jour.

Ce n'était donc pas la peine d'y penser.

Il eft vrai; celui qui jouit en fait plus que celui qui réfléchit, ou du moins il fait mieux, il eft plus heureux; mais que voulez-vous? il n'a pas dépendu de moi ni de recevoir ni de rejeter dans ma cervelle toutes les idées qui font venues y combattre les unes contre les autres, & qui ont pris mes cellules médullaires pour leur champ de bataille. Quand elles fe font bien battues, je n'ai recueilli de leurs dépouilles que l'incertitude.

Il est bien trifte d'avoir tant d'idées, & de ne favoir pas au jufte la nature des idées.

Je l'avoue; mais il eft bien plus trifte, & beaucoup plus fot de croire favoir ce qu'on ne fait pas.

c'est

Mais fi vous ne favez pas pofitivement ce que qu'une idée, fi vous ignorez d'où elles vous viennent, vous favez du moins par où elles vous viennent?

Oui, comme les anciens Egyptiens, qui ne connaiffaient pas la fource du Nil, favaient très-bien que les eaux du Nil leur arrivaient par le lit de ce fleuve. Nous favons très-bien que les idées nous viennent par les fens; mais nous ignorons toujours d'où elles partent. La fource de ce Nil ne fera jamais découverte.

S'il eft certain que toutes les idées vous sont données par les fens, pourquoi donc la forbonne, qui a fi long-temps embraffé cette doctrine d'Ariflote, l'a-t-elle condamnée avec tant de virulence dans Helvétius?

C'eft que la forbonne eft compofée de théologiens.

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