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Les peuples du midi & du nord de l'Europe eurent donc des opinions choifies, différentes les unes des autres. C'eft, ce me femble, la raifon pour laquelle Claude évêque de Turin, conferva dans le neuvième fiècle tous les ufages & tous les dogmes reçus au huitième & au feptième depuis le pays des Allobroges jufqu'à l'Elbe & au Danube.

Ces dogmes & ces ufages fe perpétuèrent dans les vallées & dans les creux des montagnes, & vers les bords du Rhône chez des peuples ignorés, que la déprédation générale laiffait en paix dans leur retraite & dans leur pauvreté, jusqu'à ce qu'enfin ils parurent fous le nom de Vaudois au douzième fiècle, & fous celui d'Albigeois au treizième. On fait comme leurs opinions choifies furent traitées, comme on prêcha contr'eux des croifades, quel carnage on en fit, & comment depuis ce temps jufqu'à nos jours il n'y eut pas une année de douceur & de tolérance dans l'Europe.

C'est un grand mal d'être hérétique; mais eft-ce un grand bien de foutenir l'orthodoxie par des foldats & des bourreaux? ne vaudrait-il par mieux pas chacun mangeât fon pain en paix à l'ombre de fon figuier? Je ne fais cette propofition qu'en tremblant.

que

SECTION I I.

De l'extirpation des héréfies.

IL faut, ce me femble, diftinguer dans une héréfie l'opinion & la faction. Dès les premiers temps du christianisme les opinions furent partagées, comme nous l'avons vu. Les chrétiens d'Alexandrie ne penfaient pas fur plufieurs points comme ceux d'Antioche. Les Achaïens étaient oppofés aux Afiatiques. Cette diversité a duré dans tous les temps & durera vraifemblablement toujours. JESUS-CHRIST, qui pouvait réunir tous fes fidelles dans le même fentiment, ne l'a pas fait ; il eft donc à préfumer qu'il ne l'a pas voulu, & que fon deffein était d'exercer toutes fes Eglifes à l'indulgence & à la charité, en leur permettant des fyftèmes différens, qui tous fe réuniffaient à le reconnaître pour leur chef & leur maître. Toutes ces fectes long-temps tolérées par les empereurs, ou cachées à leurs yeux, ne pouvaient se perfécuter & fe profcrire les unes les autres, puifqu'elles étaient également foumises aux magiftrats romains; elles ne pouvaient que difputer. Quand les magiftrats les poursuivirent, elles réclamèrent toutes également le droit de la nature; elles dirent: Laiffez-nous adorer DIEU en paix; ne nous raviffez pas la liberté que vous accordez aux Juifs.

Toutes les fectes aujourd'hui peuvent tenir le même difcours à ceux qui les oppriment. Elles peuvent dire aux peuples qui ont donné des priviléges aux Juifs Traitez-nous comme vous traitez ces enfans

de Jacob, laiffez-nous prier DIEU comme eux felon notre confcience. Notre opinion ne fait pas plus de tort à votre Etat que n'en fait le judaïfme. Vous tolérez les ennemis de JESUS-CHRIST, tolérez-nous donc nous qui adorons JESUS-CHRIST, & qui ne différons de vous que fur des fubtilités de théologie; ne vous privez pas vous-mêmes de fujets utiles. Il vous importe qu'ils travaillent à vos manufactures, à votre marine, à la culture de vos terres ; & il ne vous importe point qu'ils aient quelques autres articles de foi que vous. C'est de leurs bras que vous avez befoin, & non de leur catéchisme.

La faction est une chose toute différente. Il arrive toujours, & néceffairement, qu'une fecte perfécutée dégénère en faction. Les opprimés fe réuniffent & s'encouragent. Ils ont plus d'induftrie pour fortifier leur parti que la fecte dominante n'en a pour l'exterminer. Il faut ou qu'ils foient écrafés, ou qu'ils écrafent. C'eft ce qui arriva après la perfécution excitée en 303 par le céfar Galérius, les deux dernières années de l'empire de Diocletien. Les chrétiens ayant été favorifes par Diocletien pendant dix-huit années entières, étaient devenus trop nombreux & trop riches pour être exterminés. Ils fe donnèrent à Conftance Chlore, ils combattirent pour Conftantin fon fils, & il y eut une révolution entière dans l'empire.

On peut comparer les petites chofes aux grandes, quand c'eft le même efprit qui les dirige. Une pareille révolution eft arrivée en Hollande, en Ecoffe, en Suiffe. Quand Ferdinand & Ifabelle chaffèrent d'Espagne les Juifs qui y étaient établis, non-seulement avant la maison régnante, mais avant les Maures & les

Goths, & même avant les Carthaginois, les Juifs auraient fait une révolution en Espagne, s'ils avaient été auffi guerriers que riches, & s'ils avaient pu s'entendre avec les Arabes.

En un mot, jamais fecte n'a changé le gouvernement que quand le défefpoir lui a fourni des armes. Mahomet lui-même n'a réuffi que pour avoir été chaffé de la Mecque, & parce qu'on y avait mis fa tête à prix.

Voulez-vous donc empêcher qu'une fecte ne bouleverse un Etat, ufez de tolérance; imitez la fage conduite que tiennent aujourd'hui l'Allemagne l'Angleterre, la Hollande, le Danemarck, la Ruffie. Il n'y a d'autre parti à prendre en politique avec une fecte nouvelle, que de faire mourir fans pitié les chefs & les adhérens, hommes, femmes, enfans, fans en excepter un feul, ou de les tolérer quand la fecte eft nombreuse. Le premier parti eft d'un monftre, le fecond eft d'un fage.

Enchaînez à l'Etat tous les fujets de l'Etat par leur intérêt ; que le Quaker & le Turc trouvent leur avantage à vivre fous vos lois. La religion eft de DIEU à l'homme; la loi civile eft de vous à vos peuples.

SECTION III.

ON ne peut que regretter la perte d'une relation

que Strategius écrivit fur les héréfies par ordre de Conflantin. Ammien Marcellin (a) nous apprend que cet empereur voulant favoir exactement les opinions. (a) Liv. XV, chap. XIII.

des fectes, & ne trouvant perfonne qui fût propre à lui donner là-deffus de juftes éclairciffemens, il en chargea cet officier, qui s'en acquitta fi bien que Conftantin voulut qu'on lui donnât depuis le nom de Mufonianus. M. de Valois, dans fes notes fur Ammien, obferve que Strategius, qui fut fait préfet d'Orient, avait autant de favoir & d'éloquence que de modération & de douceur ; c'eft au moins l'éloge qu'en a fait Libanius.

.

Le choix que cet empereur fit d'un laïque prouve qu'aucun eccléfiaftique d'alors n'avait les qualités effentielles pour une tâche fi délicate. En effet, St Auguftin (b) remarque qu'un évêque de Breffe nommé Philaftrius, dont l'ouvrage fe trouve dans la bibliothèque des pères, ayant ramaffé jusqu'aux héréfies qui ont paru chez les Juifs avant JESUSCHRIST, en compte vingt-huit de celles-là, & cent vingt-huit depuis JESUS-CHRIST; au lieu que St Epiphane, en y comprenant les unes & les autres, n'en trouve que quatre-vingts. La raifon que faint Auguftin donne de cette différence, c'eft que ce qui paraît héréfie à l'un ne le paraît pas à l'autre. Aussi ce père dit-il aux manichéens (c) Nous nous gardons bien de vous traiter avec rigueur, nous laiffons cette conduite à ceux qui ne favent pas quelle peine il faut pour trouver la vérité, & combien il eft difficile de fe garantir des erreurs; nous laiffons cette conduite à ceux qui ne favent pas quels foupirs & quels gémiffemens il faut pour acquérir quelque petite connaiffance de la nature divine. Pour moi,

b) Lettre CCXXII.

( c ) Lettre contre celle de Manès, chap. II & III.

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