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les idées humaines; mais ils les atténuent au point qu'elles ne peuvent produire aucune connaissance véritable ni supporter l'infini. Aussi déclarent-ils également que l'âme est impénétrable, et s'ils ne bannissent pas tout à fait l'infini, ils n'en conservent qu'une ombre vaine et sans usage.

Cependant, aussitôt qu'on reconnaîtra à ces idées leur réalité propre, on verra, comme Descartes, Leibnitz, Bossuet et tous ceux qui ont philosophé un peu à fond, qu'elles renferment l'infini. Le premier n'hésite pas à dire que l'idée de perfection infinie ne diffère nullement de lui-même, en d'autres termes, qu'elle est l'âme entière. Pour eux l'infini est la source des idées claires. A la vérité, ils croient qu'il est aussi celle des idées confuses (1). La raison que Leibnitz en donne, c'est que nous ne pouvons considérer distinctement une infinité de choses ou de rapports (2). Ceci demande explication. Pourquoi l'infini est-il la source des idées claires? Parce qu'il fait leur unité et leur nombre, leur général et leur particulier, enfin leur manière d'exister. Dans l'idée du cercle, déjà donnée pour exemple, la propriété que tous ses points sont à égale distance du centre, est inséparable de la

(1) « Fons est idearum clararum, simul et confusarum, quibus nulla creatura penitus exui potest. » Leib. op., t. V, p. 149.

(2) « Non est nobis finito intellectu præditis, infinitarum varietatum distincta consideratio. » Ibid., p. 143.

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propriété qu'il y a une infinité de cercles. Sans la première, rien de général; sans la seconde, rien de particulier. Sans le général point de science possible, car d'un côté, point de liens entre les cercles particuliers, et de l'autre, point même de cercles particuliers, qui ne sont cercles que par le général, que parce qu'ils ont tous leurs points. également éloignés du centre. Point de science non plus sans le particulier varié à l'infini, c'està-dire sans l'infinité des cercles particuliers, puisque le général, qui est leur lien, leur rapport, n'ayant rien à unir, n'est rien lui-même. C'est ainsi que l'infini est la manière d'exister du cercle, qu'il la manifeste, et dès lors qu'il en fait la clarté.

Mais cette infinité de cercles particuliers fort nette, tant qu'on les considère dans leur ensemble, devient confuse si on veut se les représenter en détail; on ne peut tous les distinguer les uns des autres, à cause de leur multitude sans terme. L'infini, source de la clarté, n'amène donc la confusion que par accident et en quelque sorte malgré lui. C'est de notre esprit qu'elle vient, non qu'il soit fini, comme le dit Leibnitz, mais parce qu'il n'est pas un infini assez élevé, ou même l'infini absolu, peut-être encore parce qu'il manqué de force pour percevoir complétement les idées qui le constituent. «Telle est tout ensemble, dit Bossuet, la grandeur et la faiblesse de l'esprit humain, que

nous ne pouvons égaler nos idées, tant celui qui nous a formés a pris soin de marquer son infinité ! »

J'ai déjà remarqué que tous les infinis relatifs sont nuls par rapport à l'infini absolu; que dans une suite ascendante, l'infini du premier ordre est nul par rapport à l'infini du second, l'infini du second par rapport à l'infini du troisième, ainsi des autres; que dans une suite descendante, l'infini du second ordre est nul par rapport à l'infini du premier, l'infini du troisième par rapport à l'infini du second, que la même chose. a lieu pour les suivants. Cette nullité fut aperçue en même temps que ces divers ordres, et aussitôt on commença de s'en servir. Mais quoiqu'on l'ait crue certaine, on n'a pu se l'expliquer d'une manière satisfaisante, parce qu'on ignorait la nature de l'infini.

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Soit un angle quelconque ABC; que de l'un de ses côtés on tire des parallèles à l'autre, on formera les bandes ABpm, mpp'm', m'p'p'm" etc. Qu'on prenne de ces bandes autant qu'on voudra, non

seulement on ne remplit point l'espace angulaire ABC, mais cet espace reste toujours tout entier vide. Comme les côtés ne se terminent point, il est clair qu'après la dernière bande, s'ouvre constamment un angle m"p"C, qui présente une étendue égale à celle de ABC. Cependant les bandes renferment chacune un espace infini, puisque leurs côtés se prolongent indéfiniment. D'où il résulte que cet infini, et même un nombre quelconque d'infinis semblables, sont nuls devant celui de l'angle. Mais aussi à un côté double, triple, dans la bande, répond un espace double, triple, tandis que dans l'angle, à un côté double, triple, répond un espace quatre fois, neuf fois plus grand, c'est-à-dire que dans la bande l'espace croît comme les côtés, et dans l'angle comme les carrés des côtés; par conséquent l'angle et la bande ne sont point de même genre. Voilà pourquoi la bande s'annule devant l'angle.

Si la fonction différentielle s'évanouit devant la fonction primitive, c'est pareillement qu'elle est d'un autre genre, ou, comme dit M. Lacroix, qu'elle est sui generis (1). Aussi, quand elle vient d'une fonction primitive à deux variables, par exemple, elle exprime la tangente trigonométrique de l'angle que la tangente à la courbe fait avec l'axe des

(1) Traité élém. de calcul différ., p. 704; 5o édit.

abscisses, au lieu que la fonction primitive exprime la courbe. En différentiant, on passe par zéro divisé par zéro,,symbole de l'indétermination, lequel,

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suivant Lagrange, est toujours le symptôme d'un changement de fonction (1). La différentiation consistant à annuler l'individuel de la fonction, traverse le néant, qui est l'indétermination même. C'est par là qu'elle nous transporte d'un genre à un genre différent.

On peut encore considérer la fonction comme un tout qu'on détruit dès qu'on en ôte une partie. Avant la différentiation elle est un infini complet, après elle n'est plus qu'un infini unité, lequel, par conséquent, n'est rien à l'égard de l'infini unité et de l'infini nombres réunis. L'infini nombre ne serait rien non plus, si on pouvait l'isoler. Qu'est un bras pour le corps dont il ne fait pas partie? rien. Il ne serait encore rien, lors même que le corps particulier qu'on envisage manquerait d'un bras semblable. Dans cet exemple, la chose frappe, parce qu'elle tombe sous les sens; mais quand elle les passe, elle n'est pas moins certaine.

On dit qu'une 'infinité de différentielles égalent la fonction dont elles dérivent, et une infinité de bandes l'espace angulaire. On ne s'aperçoit pas que

(1) Leçons sur le calcul des fonctions, p. 321; 2o édit.

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