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de leur appartenir, ils ne seraient plus des cercles. Que ces cercles cessassent d'être en nombre infini, c'est-à-dire d'être possibles au delà d'un nombre limité, de mille, par exemple, cette propriété serait anéantie. Ne s'étendant qu'à ces mille cercles, elle serait particulière et non plus générale, et, comme son essence est d'être générale, elle ne serait rien.

Puisque tout ce qui est intelligible l'est par l'infini, que ce qui ne serait point intelligible ou déterminé ne serait rien, il en résulte que l'infini est partout, et le fini nulle part; en d'autres termes, que, contrairement à l'opinion des anciens, avant Plotin et Eutocius, c'est le fini qui est négatif, et l'infini qui est positif. Ne dites pas que je mets un mot à la place d'un autre, qu'ils entendaient par fini ce que j'entends par infini; car ils attachaient l'idée de borné à ce qui est quelque chose d'effectif, et l'idée de sans bornes à ce qui n'est rien. A leurs yeux, un être avait plus ou moins de perfection, selon qu'il était moins ou plus illimité. Dieu, absolument parfait, n'avait aucune matière, et la matière absolument imparfaite n'avait aucune limite. Le reste flottait entre les deux extrêmes participant inégalement de l'un et de l'autre. Ils ne s'apercevaient pas que dans le limité, devait être le sans limites, et qu'avec leur fini, dans tous les sens, ils allaient se perdre dans l'unité de Par

ménide, ou dans l'atome de Leucippe. Cet état de leur esprit se liait à la notion qu'ils se faisaient du monde, où ils ne voyaient que comme un grand édifice, dont la terre alors connue, c'est-à-dire une partie de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique, était le sol, et le ciel tel qu'il paraît naturellement aux yeux, les murs et la voûte. Ainsi obsédés de bornes, ils ne songeaient qu'au fini, qui les pressait de toutes parts.

C'était l'enfance de la philosophie. Naissantes comme elle, les mathématiques et l'astronomie ne lui offraient aucun secours. Les mathématiques n'avaient point encore révélé l'infini dans les idées de grandeur, ni l'astronomie dans les dimensions de l'univers. En vain, dans les derniers temps, Plotin le conçoit en Dieu et Eutocius dans la géométrie; pour le voir réellement en usage, il faut sortir de l'antiquité. En se lançant au delà de l'Océan, sur des continents opposés aux nôtres, et montrant ainsi la terre ronde et suspendue dans l'espace, Colomb porte le premier coup au prestige des sens. Bientôt, à l'œil armé du télescope et du microscope, l'infiniment grand et l'infiniment petit s'annoncent dans la nature. Descartes ne lui impose aucune borne en grandeur. Képler emploie l'infiniment petit à mesurer les solides (1).

(1) Stereometria doliorum,

A peine l'infini commence-t-il de jouer son rôle dans les mathématiques, qu'il s'y développe en divers ordres, montrant dans les lignes une infinité de points, dans les surfaces une infinité de lignes, dans les solides une infinité de surfaces. La Géométre des Indivisibles de Cavalieri et Roberval présente l'infini du premier ordre, l'infini du second ordre, l'infini du troisième ordre. Le calcul différentiel, inventé peu de temps après, n'est que le calcul des infinités d'ordres d'infini et de toutes leurs combinaisons possibles. Fontenelle, qui, comme nous l'avons remarqué, se trompe sur la nature de l'infini, en expose fort bien les différents ordres.

Malebranche les porte dans la philosophie. « Tu dois savoir, c'est le Verbe éternel qui parle au disciple dans les Méditations chrétiennes (1), tu dois savoir qu'il y a les mêmes rapports entre les infinis qu'entre les finis, et que tous les infinis ne sont pas égaux. Il y a des infinis doubles, triples, centuples, les uns des autres... Lorsque Dieu conçoit une infinité de dizaines et une infinité d'unités, il conçoit un infini dix fois plus grand qu'un autre. Dieu conçoit sans doute que deux corps se peuvent mouvoir durant toute l'éternité. Il sait à présent toutes les lignes que décriront les corps

(1) Iv, art. 11.

qu'il a créés, et que tu peux penser devoir être en mouvement des siècles infinis. Si tu supposes donc qu'un de ces corps se meuve une, deux ou trois fois plus vite que quelque autre, la ligne de son mouvement sera une, deux, trois fois plus grande que celle que cet autre corps décrira. Ainsi tu vois clairement que les infinis peuvent avoir entre eux des rapports finis. Ils peuvent même avoir entre eux des rapports infinis, car l'esprit se représente des infinis infiniment plus grands les uns que les autres, comme si un corps se remuait en augmentant son mouvement selon quelque progression durant toute l'éternité, et que l'on comparât ce mouvement avec un autre qui serait uniforme ... Ne sois donc pas surpris de ce que d'un côté je dis que Dieu aime inégalement les perfections inégales que je renferme, et que de l'autre je t'assure que mes diverses perfections, et les différents degrés d'amour selon lesquels Dieu les aime, sont effectivement infinis. »>

Malebranche dans d'autres passages (1), Pascal, Leibnitz et Jean Bernoulli aiment à peindre dans les choses les infinis enveloppant sans terme des infinis. L'homme moderne a de tous côtés l'infini en face, comme l'homme ancien le fini, et s'il croit encore au fini, c'est qu'il le confond avec

(1) Recherche de la vérité, liv. 1, ch. vi.

l'infini particulier, c'est-à-dire l'infini qui n'est pas infini en tous les sens. Une ligne d'un pied enfermant des infinités d'infinis, puisqu'elle est divisible en des infinités d'infinités de parties, est par là infinie, quoiqu'elle ne le soit pas en longueur. L'esprit humain dont chaque idée, chaque sentiment, comprend aussi des infinités d'infinis, est infini de cette manière, et ne l'est pas d'une autre, vu qu'il est à l'infini de l'infini au-dessous de l'esprit incréé. Voilà ce qu'on appelle et ce qu'on peut en effet appeler fini. Mais c'est l'infini qui n'est pas infini en tout point. Découvrez quelque chose qui ne soit infini en aucun point, ce serait là le fini dans la rigueur du mot. Le chercherez-vous dans les choses examinées en elles-mêmes? vous n'y trouvez que la force et la quantité, et partant que l'infini, comme nous l'avons déjà fait voir. Le chercherez-vous dans les idées qui représentent les choses à l'esprit? vous n'y trouverez que des idées de perfection et des idées de grandeur, dès lors encore que l'infini, comme on l'a aussi déjà vu. L'infini est donc la manière d'exister de tout, substances et idées. Que serait le fini absolument fini que vous demandez? Les idées sans rien qui représente la perfection et la grandeur, la force sans degrés, la quantité sans divisibilité, un je ne sais quoi sans propriété, sans fondement en soi-même, et sans raison dans la pensée. Tel est, je le répète, l'unité de Parménide,

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