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que ne font maintenant les philosophes (1). » Ainsi Descartes croit cette langue possible, parce qu'il assimile toutes les idées aux nombres.

Écoutons Leibnitz : « Personne ne s'est encore occupé d'une langue ou caractéristique, qui renfermerait à la fois l'art d'inventer et celui de juger, en d'autres termes, dont les signes et les caractères serviraient comme les symboles arithmétiques dans les nombres, et ceux de l'algèbre dans les grandeurs abstraites. Et cependant il semble que Dieu, en accordant au genre humain ces deux sciences, ait voulu nous avertir qu'il y a au fond de notre esprit un secret d'une bien plus haute valeur, et dont ces sciences n'offrent que l'ombre (2). » Leibnitz se trompe. Descartes, on vient de le voir, avait eu déjà l'honneur de cette absurdité; seulement il se bornait à juger la langue universelle possible, au lieu que lui prétend l'avoir trouvée et se tourmente toute sa vie pour la former. Mais il ferait plutôt voltiger dans ses mains le globe du soleil; car il faudrait qu'il changeât l'essence des choses, qu'il fit la perfection grandeur, la vie quantité, ce qui excède la puissance divine. Ce n'est point, comme le dit Biran, parce qu'il se place dans l'entendement divin, et qu'il y cherche les raisons des choses, que Leibnitz n'a

(1) OEuv., t. VI, p. 66.

(2) A la suite des Nouv. essais sur l'entend. huma.n, p. 535, 1TM édit.

perçoit d'autre différence entre la métaphysique et les mathématiques que celle de l'expression ou de la forme des propositions (1); c'est uniquement parce qu'il n'admet qu'un seul genre primitif d'idées dans l'entendement divin, où il s'en trouve deux; et, quoiqu'il fasse consister la substance dans la seule force, il se déclare pour les idées de grandeur, parce qu'encore une fois elles frappent davantage, sont plus saisissables, et que sa force pure lui échappe.

Terminons. Il résulte de cette théorie véritable de la substance, que la prétention de tout soumettré au calcul, dont nous parlions en commençant, n'est pas en soi plus matérialisme que spiritualisme; que le premier philosophe même qui l'ait combattue, Tracy, est un matérialiste, qu'elle n'est matérialisme que si par là on entend l'anéantissement de la substance, qu'elle mutile et détruit; que la constitution de la substance, soit spirituelle, soit matérielle, ne souffre le calcul que dans les rapports de grandeur, et fait des mathématiques une science spéciale qui ne peut d'aucune façon s'appliquer aux autres. Si l'on examinait en détail l'applications du calcul des probabilités aux phénomènes de l'univers, aux événements de la vie et des sociétés, on verrait qu'elle conduit toujours à des résultats faux ou illusoires, et qu'elle est une des

(1) OEuv., t. 1. p. 309, 323.

plus grandes extravagances qui soient tombées dans l'esprit humain.

On hausse les épaules de pitié, quand on voit Laplace étourdir le monde de ce qu'il prétend devoir au calcul des probabilités en découvertes astronomiques (1), et s'immoler ainsi lui-même à une pareille théorie, car si les découvertes dont il parle, ont échappé à ses prédécesseurs, si lui seul les a faites, d'abord c'est qu'il est venu le dernier, qu'il a été secondé par l'impulsion qu'ils avaient donnée et par leurs travaux, et qu'il a eu le courage de pousser plus loin les approximations; ensuite c'est qu'en général il avait plus de confiance dans. les observations qu'eux, surtout que Lagrange, qui, n'ayant pu expliquer, aussi vite sans doute qu'il le désirait, l'accélération séculaire du mouvement de la lune, en nia l'existence, moyen commode, quoique peu neuf, de sortir d'embarras; enfin, c'est qu'il avait un talent particulier pour les applications, que, sous ce rapport, il surpassait Lagrange, par exemple, autant que Lagrange le surpassait sous le rapport de l'analyse. Quant au calcul des probabilités, il ne lui est pas plus redevable de ces découvertes que d'être né en France plutôt qu'en

Chine.

Laplace cherche, avec ce calcul, si c'est par hasard, ou par une cause que les planètes, les satelli

(1) Essai phil, sur les probabilités, p. 105.

tes et le soleil ont leurs mouvements dans le même sens et dans des plans peu inclinés les uns aux autres, et il trouve, tantôt (1) qu'il y a plus de deux cent mille milliards à parier contre un, tantôt (2) qu'il y a seulement plus de quatre mille milliards à parier aussi contre un, que cette disposition ne tient point au hasard. La probabilité, comme on voit, diminue singulièrement dans l'espace de quatre ans. Mais c'est le moindre inconvénient; le géomètre aux probabilités, n'est pas obligé d'ètre d'accord avec lui-même, ni de savoir précisément ce qu'il dit. Les plus considérables des mouvements dont il s'agit concourant, par leur direction commune, à la stabilité de notre système astronomique (3), et pour lors entrant dans les vues de celui qui l'a créé et qui le conserve, demander si c'est fortuitement qu'ils vont du même côté, revient à demander si c'est fortuitement que les houimes portent la tète sur les deux épaules, au lieu de la traîner aux talons.

Sans le dire ouvertement, Laplace insinue, laisse paraître que d'après le calcul des probabilités, les preuves de la religion chrétienne s'affai

(1) Précis de l'hist. de l'Astr., p. 145, an. 1821.

(2) Essai phil. sur les probabilités, p. 124, an. 1825.

(3) Dans la Connaissance des temps, de 1843 et de 1844, M. Leverrier a repris, avec un soin nouveau et une sévérité particulière, l'examen des variations séculaires.

blissent graduellement (1) sous l'action du temps. Or, pour qui entend la nature de l'homme et la marche du monde, il est manifeste, au contraire, que sous l'action du temps, qu'avec le cours des siècles, les preuves de la religion chrétienne se fortifient sans cesse, puisque, faisant successivement descendre dans l'ordre des choses humaines les principes éternels de l'ordre, sa vérité et son évidence éclatent de plus en plus par la vérité et l'évidence des immenses et incessants progrès de la civilisation moderne, qui est celle du genre humain, et qui bientôt l'embrassera sur le globe entier.

Le calcul des probabilités ne peut s'appliquer qu'aux jeux de hasard. Encore, je ne sais si M. Poinsot ne trouverait pas quelque bonne raison pour l'exclure même de là et le reléguer de toutes les manières parmi les conceptions les plus creuses qui puissent dégrader les sciences. M. Cournot l'a bien plutôt sapé qu'affermi par les erreurs qu'il a signalées dans son Exposition de la Théorie des chances et des probabilités.

(1) Essai phil., p. 157.

FIN DE LA THÉORIE DE LA SUBSTANCE.

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