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seuls rapports de quantité; c'est une très-grande erreur de croire qu'on peut la transporter dans d'autres matières. Ce n'est pas moins s'abuser que d'imaginer qu'en perfectionnant les autres langues, il est possible de leur donner toutes les propriétés de la langue algébrique... Enfin, c'est une idée encore plus fausse de vouloir, par des formes syllogistiques, produire le même effet qu'avec des formules algébriques, c'est confondre toutes les notions. L'un ne répond point à l'autre. Il n'y a rien dans le calcul qui soit analogue aux prétendus principes logiques (1). » Mais aussi qu'est pour Tracy la logique? « Un pur néant, une idée radicalement fausse, une vraie chimère (2), » et il le démontre victorieusement dans son ouvrage appelé Logique.

Si dans plusieurs applications, il a bien distingué les idées de perfection et les idées de grandeur, il n'a point su les démêler dans leur essence. « L'idée de quantité, selon lui, est l'élément le plus universel de toutes nos idées, celui que l'on ne peut séparer d'aucune d'elles sans l'anéantir, celui qui leur demeure le plus invinciblement uni après les abstractions les plus multipliées, et la seule perception qui puisse exister complétement

(1) Idéologie, p. 370, note; édit. 2o.

(2) Ibid., p. 372.

dans notre esprit, sans le mélange d'aucune autre (1).» Aux yeux donc de l'auteur comme de ses devanciers, tout dépend des idées de quantité, puisqu'elles surpassent tout en généralité.

Platon, Plotin, Augustin, Descartes, inclinent comme les autres, à réduire la pensée aux idées de grandeur. D'où vient cependant qu'ils ne songent point à la logique, et qu'elle est inventée par Aristote, retravaillée par Hobbes, Condillac, Kant, Hégel; que les uns étudient la pensée en ellemème, comme si elle ne consistait que dans les idées de perfection, que rien ne peut représenter, et que les autres l'étudient dans les mots, comme si elle ne consistait que dans les idées de grandeur, qui s'expriment rigoureusement par des signes? Cela vient de ce que les premiers sont les créateurs ou les rénovateurs de la philosophie, et que les seconds en sont les destructeurs. La philosophie est le retour de la pensée à soi, aux idées qui la constituent; et lorsque quelqu'un l'y a rappelée, c'està-dire lorsqu'il s'est rappelé à lui-même et qu'il contemple les idées dans son fond, qu'il les voit d'autant plus claires, plus nettes, les embrasse d'autant mieux, qu'il leur est plus intimement uni, comment vouloir qu'il se sépare d'elles, qu'il sorte de soi, pour aller les considérer dans les mots,

(1) Logique, p. 489; édit. 1o.

qui en sont à peine de vaines et fugitives ombres! La logique est impossible au philosophe. Leibnitz ne s'en fait en passant une malheureuse distraction, que pour opposer Aristote à Descartes, et se parer du titre de savant universel. Si la logique règne, soyez assuré que la philosophie n'existe plus, et réciproquement. Elles s'excluent comme la mort et la vie. Aristote, dont la pensée n'agit que hors d'elle-même, qui la décrit comme il décrit un animal, un végétal, car ses livres de l'âme ne sont qu'un traité d'histoire naturelle, sa métaphysique qu'un recueil d'abstractions creuses, de classifications arbitraires et de misérables subtilités; Aristote extermine la philosophie, et enfante la logique. Tuée par Plotin et saint Augustin, qui ressuscitent la philosophie, la logique se ranime bientôt, domine le Moyen-Age, s'ébat dans ces vastes et profondes ténèbres, jusqu'à Descartes, qui l'anéantit en communiquant à son ennemie la plus puissante fécondité. Après avoir dignement vengé l'esprit humain d'une dégradation et d'une stérilité de mille ans, la philosophie périt encore. La logique reparaît, et depuis Wolf pèse sur l'Allemagne. Avec Condillac, qui ne voit dans les sciences que des langues bien faites, elle s'empare de la France et redevient, sous une autre forme, l'art de Lulle. Tracy l'attaque par inconséquence; adepte du sensualisme, les idées générales ne sont pour lui que des

mots; les raisonnements ne peuvent être que des combinaisons de mots, et les sciences que des formules.

Remarquons encore comme une contradiction apparente que, quoique les idées de grandeur soient complétement représentées par des symboles, les mathématiques doivent leurs principaux progrès aux hommes qui considèrent la pensée en ellemême. Voyez-les, après avoir reçu leurs commencements véritables de Pythagore, qui prélude à la philosophie, voyez-les grandir en Platon, poussées par son école aussi loin qu'elles peuvent aller chez les anciens, et chez les modernes, jetées par Descartes et Leibnitz dans leurs rapides et indéfinis perfectionnements. C'est que pour les découvertes capitales, aucun symbole ne supplée la contemplation des idées, dans lesquelles seules se trouve la raison de tout, même des symboles. Et de quelles têtes ont jailli la géométrie analytique et le calcul différentiel, ces deux grandes puissances de la science? Au lieu de livrer exclusivement ses idées de quantité au travail des formules, ne serait-il pas plus satisfaisant, et souvent même plus utile pour l'esprit humain, de les considérer intérieurement et de suivre, à cette lumière, leurs innombrables combinaisons? On se plaît à voir un mathématicien protester sans cesse depuis quarante ans contre le penchant du siècle à y renoncer sans néces

sité, et M. Poinsot montrer, par de neuves et belles théories, que nous ne sommes pas autant à la merci des calculs qu'on le suppose.

A l'erreur que les idées de perfection s'expriment par des signes avec la même précision que les idées de grandeur, tient encore la supposition d'une langue universelle, qui, dans chaque espèce de connaissance, servirait à rendre et à démontrer la pensée, comme les symboles dans les mathématiques. «< On pourrait, dit Descartes, faire une invention tant pour composer les mots primitifs de cette langue que pour leurs caractères; en sorte qu'elle pourrait être enseignée en fort peu de temps, et ce par le moyen de l'ordre, c'est-à-dire établissant un ordre entre toutes les pensées qui peuvent entrer en l'esprit humain, de même qu'il y en a un naturellement établi entre les nombres ; et comme on peut apprendre en un jour à nombrer tous les nombres jusqu'à l'infini, et à les écrire en une langue inconnue, qui sont toutefois une infinité de mots différents, qu'on pût faire le même de tous les autres mots nécessaires pour exprimer toutes les autres choses qui tombent en l'esprit des hommes... cette langue aiderait au jugement, lui représentant si distinctement toutes choses, qu'il lui serait presque impossible de se tromper... et par le moyen de laquelle les paysans pourraient mieux juger de la vérité des choses

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