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raisonner, et ne songe pas à se demander sur quoi se fonde cette faculté, ni si elle est tout l'esprit. Leibnitz place l'origine du nombre dans l'union de plusieurs êtres pris au hasard, Dieu, l'ange, l'homme, le mouvement, qui, ensemble, sont quatre (1), lorsqu'au contraire l'idée d'une telle pluralité n'est possible que par l'idée préexistante de nombre, dont elle est l'application. «Les scolastiques, dit-il, ont cru faussement que le nombre ne peut naître que de la division du continu, et qu'il n'est pas applicable aux choses incorporelles. >> Par choses incorporelles, incorporea, il entend sans doute ses monades, c'est-à-dire les forces et leurs qualités, qu'il veut, contre leur nature, envisager numériquement. Malebranche, qui, mieux que personne, a distingué les deux espèces d'idées, ne l'avons-nous pas vu se confondre touchant leur source respective?

Partant de la définition du mot mathématique, qui signifie doctrine en général, science par excellence, M. de Bonald déclare que « sous cette acception étendue, la science mathématique peut embrasser les sciences morales comme les sciences physiques. Ou le langage humain, poursuitil, n'est qu'un vain mot, ou l'identité des expressions désigne la similitude des pensées et l'unité

(1) Op., t. II, p. 344; t. III, p. 4.

des vérités. Car si la pensée ne nous est connue que par la parole, comment les mêmes paroles exprimeraient-elles des pensées différentes (1)? » Est-ce là identifier rondement toute connaissance avec les mathématiques? Mais aussi que l'auteur s'inquiète peu du principe des vérités de grandeur! I bâtira une religion, une morale, une politique, une philosophie, sur ces proportions: la cause est au moyen, comme le moyen est à l'effet; le pouvoir est au ministre, comme le ministre est au sujet; le père est à la mère, comme la mère est à l'enfant. D'où il suit, qu'il le veuille ou non, que le carré du moyen égale le produit de la cause et de l'effet, le carré du ministre le produit du pouvoir et du sujet, le carré de la mère le produit du père et de l'enfant. Le ridicule le dispute à l'absurde. Ce n'est point ici le lieu de montrer que cet écrivain, qui n'a cessé de crier contre l'incrédulité malheureusement trop réelle du siècle, n'a su lui opposer qu'un système de déisme, de panthéisme, de matérialisme; ce qui n'empêche pas qu'il ne soit l'oracle des séminaires, comme Aristote celui des universités au Moyen-Age. «L'intelligence, dit de Maistre, ne se prouve à l'intelligence que par le nombre. Toutes les autres considérations ne peuvent se rapporter qu'à certaines

(1) Législation primitive, liv. I, ch. v, art. 5 et 6.

propriétés ou qualités du sujet intelligent, ce qui n'a rien de commun avec la question primitive de l'existence... Le nombre est la barrière évidente entre la brute et nous; dans l'ordre immatériel, comme dans l'ordre physique, l'usage du feu nous distingue d'elle d'une manière tranchante et ineffaçable. Dieu nous a donné le nombre, et c'est par le nombre qu'il se prouve à nous, comme c'est par le nombre que l'homme se prouve à son semblable. Oteż le nombre, vous ôtez les arts, les sciences, la parole, et par conséquent l'intelligence. Ramenez-le : avec lui reparaissent ses deux filles célestes, l'harmonie et la beauté ; le cri devient chant, le bruit reçoit le rhythme, le saut est danse, la force s'appelle dynamique, et les traces sont des figures. Une preuve sensible de cette vérité, c'est que dans les langues (du moins dans celles que je sais, et je crois qu'il en est de même - de celles que j'ignore) les mêmes mots expriment le nombre et la pensée. On dit, par exemple, que la raison d'un grand homme a découvert la raison d'une telle progression; on dit raison sage et raison inverse, mécomptes dans la politique et mécomptes dans les calculs; ce mot de calcul même qui se présente à moi, reçoit la double signification, et l'on dit : Je me suis trompé dans lous mes calculs, quoiqu'il ne s'agisse point du tout de calculs. Enfin nous disons également : Il compte ses écus,

il

et il comple aller vous voir; ce que l'habitude seule nous empêche de trouver extraordinaire. Les mots relatifs aux poids, à la mesure, à l'équilibre, ramènent à tout moment dans le discours le nombre comme synonyme de la pensée ou de ses procédés; et ce mot de pensée même ne vientpas d'un mot latin qui a rapport au nombre?... Regardez bien: le nombre est écrit sur toutes les parties de l'univers, et surtout sur le corps humain. Deux est frappant dans l'équilibre merveilleux des deux sexes qu'aucune science n'a pu déranger; il se montre dans nos yeux, dans nos oreilles, etc. Trente-deux est écrit dans notre bouche; et vingt, divisé par quatre, porte son invariable quotient à l'extrémité de nos quatre membres. Le nombre se déploie dans le règne végétal avec une richesse qui étourdit par son invariable constance dans les variétés infinies. Souvenezvous, monsieur le sénateur, de ce que vous me dites un jour, d'après vos amples recueils sur le nombre trois en particulier : Il est écrit dans les astres, sur la terre; dans l'intelligence de l'homme, dans son corps; dans la vérité, dans la fable, dans l'Évangile, dans le Talmud, dans les Védas, dans toutes les cérémonies religieuses, antiques ou inodernes, légitimes ou illégitimes, aspersions, ablutions, invocations, exorcismes, charmes, sortiléges, magie noire ou blanche; dans les mystères de

la cabale, de la théurgie, de l'alchimie, de toutes les sociétés secrètes; dans la théologie, dans la géométrie, dans la politique, dans la grammaire, dans une infinité de formules oratoires ou poétiques qui échappent à l'attention inavertie, en un mot, dans tout ce qui existe (1). » Ces aperçus révèlent la présence partout des rapports de grandeur, mais ils n'établissent point que l'intelligence ne se prouve à l'intelligence que par le nombre, ou qu'il n'y a que ces rapports-là dans les choses. Ils n'établissent point non plus que le nombre est la barrière évidente entre la brute et nous, car le nombre existe dans l'organisation et dans l'instinct de la brute. Serait-ce parce qu'elle ne compte pas comme nous? Mais cela prouve seulement que l'intelligence lui manque, et pour soutenir que c'est le nombre, il faut avoir démontré que par luimême il constitue l'intelligence. Donc, affirmer que le nombre prouve seul l'intelligence, c'est tout réduire à la quantité et aux idées de grandeur, que de Maistre ne paraît pas avoir beaucoup étudiées en elles-mêmes, ni dans leur origine. Dans la même ignorance philosophique, Laplace affirme que les vibrations du sensorium, c'est-à-dire, dans son opinion, les actes de la pensée doivent être, comme tous les mouvements, assujettis aux lois de la

(1) Soirées de Saint-Pétersbourg, t. II, p. 112, 114, 117.

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