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THEORIE DE LA SUBSTANCE.

L'entreprise formée par notre siècle, de tout soumettre au calcul, blesse le sentiment moral et révolte les âmes généreuses. Elles s'indignent qu'on prétende évaluer l'intelligence, la volonté et les actions de l'homme, les lois et les mœurs de la société, comme on évalue les propriétés d'une courbe, le mouvement d'un corps ou d'un système de corps. C'est à leurs yeux le règne de la fatalité et le triomphe du matérialisme.

Cette prétention cependant fut toujours plus ou moins celle des grands philosophes, athlètes naturels du spiritualisme, et celle de la plupart de ses autres défenseurs.

Selon Pythagore, qui le premier éleva la pensée

au-dessus des sensations et des corps, rien qui ne soit fondé avec les nombres, et il définit l'âme un nombre qui se meut de lui-même (1). Platon représente Dieu arrangeant l'univers, créant les éléments et l'âme dans des rapports mathématiques (2). L'âme est pour lui une substance intelligente, qui se meut par elle-même, suivant un nombre harmonique (3). Au huitième livre de la République, il emploie l'arithmétique et la géométrie à fixer les époques de la grandeur et de la décadence des empires, et au neuvième, à déterminer le rapport du bonheur du roi et du bonheur du tyran. Il trouve que celui du premier est sept cent vingt-neuf fois plus grand. Pour Plotin, l'entendement est un nombre qui se meut en lui-même (4). D'après saint Augustin, ou il n'y a rien de meilleur et de plus puissant que les uombres dans la raison, ou la raison n'est elle-mème qu'un nombre (5). Tous les rapports, dit Descartes, qui peuvent exister entre les êtres d'un mème genre se réduisent à deux, l'ordre et la mesure (6), qui, pris en général, sont l'objet des mathématiques (7).

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(1) Plut., Opinions des anciens phil., liv. IV, ch. 11.

(2) Timéc.

(3) Plut., Opin., liv. IV, ch. 11.

(4) En. 6, liv. VI, ch. 1x.

(5) De l'ordre, liv. II, art. 48.

(6) CEuv., t. XI, p. 309.

(7) Ibid., p. 223.

Suivant Kircher, le nombre n'est que la raison développée (1). Leibnitz assure que le nombre est comme une certaine figure métaphysique, et l'arithmétique comme une certaine statique de tout, qui servent à sonder les secrets des choses (2). Aujourd'hui, parmi les plus ardents apologistes du · christianisme, M. de Bonald prend pour base la proportion mathématique que la cause est au moyen, comme le moyen est à l'effet; il enseigne, par exemple, que Dieu est au Verbe, comme le Verbe est à l'univers (3); et de Maistre signale le nombre en chaque chose (4). Laplace et Poisson vont-ils plus loin en appliquant le calcul des probabilités aux sciences morales, et le premier en a surant que les mouvements de la pensée sont assujettis aux lois de la dynamique (5)? Tous donc se trompent-ils, ou tous ont-ils raison? C'est ce que nous allons examiner.

Quand on pénètre l'intime constitution de la pensée, on voit que dans sa parfaite unité, elle enferme deux parties essentiellement différentes, la vie et la quantité. Par la vie, elle a les idées de ce qui suppose l'énergie, l'indivisibilité, ou qui de

(1) Arithmologie, part. 1, p. 1. OEdipe égyptien, part. II, t. II, p. 6. (2) A la suite des Nouv. essais sur l'entend. humain, p. 535; 1re édit. (3) Législation primitive, liv. I, ch. 5.

(4) Soirées de Saint-Pétersbourg, t. II, p. 112, 8 entretien.

(5) Essai phil. sur les probabilités, p. 248; 5o édit.

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soi ne peut s'évaluer en nombre, comme l'idée elle-même de vie, celle de justice, de vertu, de santé, de beauté. Par la quantité, elle a les idées de ce qui suppose l'inertie, la divisibilité, ou qui peut s'évaluer en nombre, et qui sont celles mêmes de quantité, telles que les idées de longueur, de distance, de succession, de durée. Ces deux genres d'idées, qui les embrassent toutes, Malebranche les appelle fort bien idées de perfection et idées de grandeur (1). Dans les idées de perfection, en effet, il ne s'agit que d'achevé ou d'inachevé, d'accompli ou d'inaccompli, enfin de parfait ou d'imparfait, selon l'énergie originelle du mot parfait, qui veut dire complétement fait, le principe du faire étant la vie, la force. Dans les idées de grandeur il ne s'agit point de perfection, mais de grand et de petit, d'égal et d'inégal. Neuf n'est pas plus parfait que cinq, seulement il est plus grand. Un cercle n'est ni plus ni moins parfait qu'un autre cercle, ni qu'un triangle ou une figure quelconque; mais il est plus grand, plus petit ou égal, abstraction faite de l'incommensurabilité.

Quoique ces deux sortes d'idées soient totalement différentes, elles ne peuvent se produire ni subsister l'une sans l'autre, parce qu'elles sont également essentielles à la pensée, qui s'anéantit si

(1) Médit. chrét., Iv et ailleurs.

l'on en retranche une. Otez les idées de perfection, l'idée de l'être, qui est la principale, s'en va, et avec la pensée, dont elle est le fondement, elle emporte toutes les idées et de perfection et de grandeur. Otez les idées de grandeur, les idées d'unité et de nombre s'en vont; avec elles l'idée de l'être, soit contingent, soit nécessaire, car nul être n'est concevable sans l'idée d'un et sans l'idée de trois (1); donc, les idées d'unité et de nombre périssant, l'idée de l'être et la pensée sont anéanties.

Veut-on découvrir encore plus à fond la raison de cette dépendance entre les idées de perfection et les idées de grandeur? Qu'on descende jusqu'à l'élément vie et l'élément quantité, dont elles découlent, et on verra de même ceux-ci inséparables, quoique entièrement distincts. Que la vie disparaisse, et la quantité est incapable de subsister; car l'existence demande quelque activité ou force qui retienne les parties de la quantité et les empêche de se dissoudre successivement, de se séparer à l'infini et de s'annihiler. Que la quantité disparaisse, et la vie n'a point de règle, et s'évanouit dans une invincible indétermination. Elle ne peut se déterminer comme pluralité, puisque de soi elle est indivisible. Elle ne peut se déterminer comme unité, car l'unité implique à la fois union et me

(1) Voir, pour les développements, la Théorie de l'infini.

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