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Leibnitz, sortent des idées générales qui sont en nous, pour se mettre dans celles qui sont en Dieu, il en sort, lui, pour se mettre dans la sensation; car qu'importe qu'à ses yeux, apercevoir, penser, douter, croire, et les autres opérations de l'âme, ne soient point physiques? Du moment qu'il ne leur assigne d'objet immédiat que les êtres physiques, elles ne sont connues que parce qu'elles tombent sous l'imagination, qui est une suite de la sensation.

Mais que dis-je, connues? est-ce que ce mot présente ici un sens? la connaissance vient-elle donc du phénomène? ne consiste-t-elle plus à le franchir et aller par derrière, chercher la raison de ce qu'il est? Or, on ne le peut avec les images, et on ne le fait qu'avec les idées. Ne vouloir rien expliquer, se tenir aux apparences, c'est renoncer à connaître. Locke avoue sans hésiter que nous n'avons aucune notion de la substance, qu'elle nous est totalement inconnue (1), que c'est par inadvertance que nous arrivons à employer ce terme vide de sens.

«

L'esprit étant fourni, comme je l'ai déjà remarqué, d'un grand nombre d'idées simples qui lui sont toutes venues par les sens, selon les diverses impressions qu'ils ont reçues des objets ex

(1) Essai, liv. II, ch. xxIII, art. 2 et 16.

térieurs, ou par la réflexion qu'il fait sur ses propres opérations, remarque, outre cela, qu'un certain nombre de ces idées simples vont constamment ensemble, qui, étant regardées comme appartenantes à une seule chose, sont désignées par un seul nom, lorsqu'elles sont ainsi réunies dans un seul sujet, par la raison que le langage est accommodé aux communes conceptions, et que son principal usage est de marquer promptement ce qu'on a dans l'esprit. De là vient que, quoique ce soit véritablement un amas de plusieurs idées jointes ensemble, dans la suite nous sommes portés, par inadvertance, à en parler comme d'une seule idée simple, et à les considérer comme n'étant effectivement qu'une seule idée; parce que, comme je l'ai déjà dit, ne pouvant imaginer comment ces idées simples peuvent subsister par elles-mêmes, nous nous accoutumons à supposer quelque chose qui les soutienne, où elles subsistent et d'où elles résultent, à qui, pour cet effet, on a donné le nom de substance (1). »

En ajoutant que nous ignorons ce qu'est la substance, que nous n'en avons, ni ne pouvons en avoir l'idée, par voie de sensation, ou par voie de réflexion (2), Locke montre avec la dernière évi

(1) Ibid., art. 1.

(2) Ibid.

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dence qu'il s'arrête à la superficie; car s'il pénétrait les opérations de la pensée, ou qu'il rentrât en soi par la réflexion, c'est-à-dire qu'il réfléchît véritablement, il découvrirait sous ces opérations un fond, qui est l'idée de substance. Néanmoins cette idée «est le sujet général des discours des hommes où ils la font entrer comme s'ils la connaissaient effectivement (1). » Il est vrai, l'idée de substance, l'idée d'être paraît dans tous les discours, et sans elle, nulle pensée ne serait possible. Pour continuer d'être conséquent, Locke devrait conclure que les hommes ne savent jamais de quoi ils parlent, que tout leur est aussi inconnu que la substance. Au contraire, il soutient que nous connaissons certainement notre existence, l'existence de Dieu et celle de notre corps.

« Pour ce qui est de notre existence, nous l'apercevons avec tant d'évidence et de certitude, que la chose n'a pas besoin et n'est pas capable d'être démontrée par aucune preuve. Je pense, je raisonne, je sens du plaisir et de la douleur; aucune de ces choses peut-elle m'être plus évidente que ma propre existence? Si je doute de toute autre chose, ce doute même me convainc de ma propre existence, et ne me permet pas d'en douter; car si je connais que je sens la douleur, il est évident que

(1) Ibid.

j'ai une perception aussi certaine de ma propre existence que de l'existence de la douleur que je sens, ou si je connais que je doute, j'ai une perception aussi certaine de l'existence de la chose qui doute que de cette pensée que j'appelle doute. C'est donc l'expérience qui nous convainc que nous avons une connaissance intuitive de notre propre existence et une infaillible perception intérieure que nous sommes quelque chose. Dans chaque acte de sensation, de raisonnement ou de pensée, nous sommes intérieurement convaincus en nous-mêmes de notre propre être, et nous parvenons sur cela au plus haut degré de certitude qu'on puisse imaginer (1). » Oui, chez Descartes, à qui Locke emprunte cette preuve. Mais pourquoi, s'il lui plaît? Parce que Descartes se saisit dans l'idée générale de substance, idée qui, par son existence créée, fait le fond de notre être pensant. De là vient qu'il ne se lasse point de répéter que notre esprit nous est clairement et distinctement connu, tandis que, suivant Locke, il ne l'est pas du tout (2). Il n'est pour lui que la collection des phénomènes d'apercevoir, de juger, de raisonner, et autres semblables opérations; et si nous en faisons une chose unique, c'est sans doute également par inadvertance. Otez l'idée générale de l'être, et supposez,

(1) Liv. IV, ch. Ix, art. 3.

(2) Essai, liv. II, ch. xxi, art. 30.

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ce qui est impossible, qu'on aperçoive, qu'on juge, qu'on raisonne, que s'ensuivra-t-il, sinon qu'on aperçoit, qu'on juge, qu'on raisonne, car il est toujours certain qu'on fait ce qu'on fait? Le phénomène prouvera le phénomène, et là finira toute la science. On n'aura aucun droit d'en conclure la réalité d'une substance cachée dessous, et éternellement insaisissable à la pensée privée de l'idée correspondante.

M. de Biran, qui peut-être ne nie pas cette idée, mais qui la néglige, ainsi que les autres idées générales, ne voyant point dans la pensée, dit M. Cousin (1), «la raison sans laquelle précisément il serait impossible d'y rien voir, » M. de Biran récuse la vérité du je pense, donc je suis de Descartes.

« Le principe de Descartes, énoncé par l'enthymène, je pense, donc je suis, un et identique dans la forme, exprime au fond une vraie dualité. II comprend en effet deux termes ou éléments de nature hétérogène : l'un psychologique, le moi actuel de la conscience; l'autre entologique, le moi absolu, l'âme ou substance pensante. Mais si, au lieu de l'identité logique supposée entre les deux termes, la réflexion découvre une différence aussi essentielle que celle qui sépare le sujet de l'objet ou le moi d'une chose, que devient l'évidence de la con

(1) OEuv. de Biran, préf., p. 32.

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