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Il ne se trouve à sa place que dans l'ordre ancien, qui a été renversé, et il le rétablit par la spoliation et par des flots de sang romain, sans s'inquiéter s'il est le bon ou le mauvais génie de la république. Veut-on savoir la raison immédiate pour laquelle Dieu a permis la chute primitive? « L'infinité, répond Malebranche, est certainement l'attribut essentiel de la divinité. L'infinité est donc l'attribut que Dieu doit prononcer le plus distinctement, ou exprimer le plus vivement dans le plus grand de ses desseins. Mais le premier homme, cette excellente créature, n'était rien en tant que comparé à Dieu; car tout ce qui est fini, en tant que comparé à l'infini, s'anéantit, puisque le rapport du fini à l'infini est nul. Dieu ne peut donc pas mettre sa complaisance dans le culte d'une pure créature, sans démentir son infinité, sans exprimer par là ce faux jugement qu'il y a quelque rapport de sa créature à lui. Ainsi Dieu doit demeurer immobile lorsqu'il voit que son ouvrage va périr par la faute du premier homme, à qui il avait donné les secours suffisants pour vaincre la tentation. Car par son immobilité il soutient majestueusement sa dignité, il exprime son infinité, sa divinité; il dit qu'il est Dieu (1). »

Cependant le Dieu de Malebranche veut que tous

(1) Ibid., t. IV, p. 293.

les hommes soient sauvés (1); s'ils ne le sont point, c'est d'abord qu'il n'agit que par des lois générales, déterminées par des causes occasionnelles, et ensuite que la cause occasionnelle de la grâce, c'est-à-dire Jésus-Christ, en tant qu'homme, ne songe point à tous (2). Voilà un beau dénouement du mystère de la prédestination! Mais non, il ne peut vouloir les tous sauver; l'ordre le lui défend.

Écoutons sur cette contradiction Bossuet et Fénelon : « Il est étonnant que l'auteur ait joint dans son système les deux extrémités les plus odieuses; d'un côté, pour éviter les volontés particulières, il semble dire que Dieu veut indifféremment le salut de tous; qu'il n'a par lui-même que des volontés générales, dans lesquelles aucune prédestination particulière ne peut se trouver; qu'ainsi tout choix, toute préférence, toute prédétermination des unes plutôt que les autres, a sa source dans la volonté humaine de Jésus-Christ, et par conséquent Dieu n'a eu par lui-même aucune bonne volonté pour l'âme de saint Paul, plus que pour celle de Judas... D'un autre côté, l'ordre a réglé le nombre des élus, et par conséquent Dieu n'a pu en aucun sens vouloir sauver un plus grand nombre d'hommes que ceux qui sont sauvés; car il ne peut en aucun sens vouloir ce que sa sagesse, son

(1) Traité de la Nature et de la Gráce, disc. 1, art. 42. (2) Ibid., disc. 11, art 16 et addit. à l'art. 17.

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Médit. XII, 28.

ordre immuable, et son essence infiniment parfaite, ne permettent pas... Voici ce que l'auteur fait dire à Jésus-Christ: J'agis ainsi sans cesse pour faire entrer dans l'Église le plus d'hommes que je puis, agissant néanmoins toujours avec ordre, et ne voulant pas rendre mon temple difforme, à force de le rendre grand et ample (1). Ces paroles sont sans doute claires et décisives pour marquer que l'ordre restreint Jésus-Christ dans certaines bornes précises pour la sanctification des hommes. Mais celles-ci sont encore plus évidentes: Ma charité, dit Jésus-Christ dans les Méditations de l'auteur (2), est si grande qu'elle s'étend à tous les hommes, et que si l'ordre me le permettait, tous seraient sauvés. Il dit encore plus bas, sur les miracles qui se feront dans les pays où l'Évangile sera nouvellement prêché: Ces miracles me fourniront plus de matériaux que je n'en ai besoin (3).

« Au reste, si l'auteur parle ainsi, ce n'est point sa faute, c'est celle de la cause qu'il soutient. S'il avait dit que Dieu, indifférent pour le nombre des élus, l'avait laissé déterminer à Jésus-Christ, l'édifice de la Jérusalem céleste ne serait plus l'ouvrage de la sagesse éternelle, mais de la volonté humaine du Sauveur. Cette volonté humaine aurait

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décidé de toute la perfection de l'ouvrage de Dieu, sans être assujettie à consulter l'ordre. Rien ne serait plus monstrueux que de voir l'ordre, pour parvenir à sa fin, qui est la plus grande perfection de l'ouvrage, établir une cause occasionnelle, qui, sans consulter l'ordre, se déterminerait librement pour borner l'ouvrage au degré de perfection qu'il lui plairait. Mais, outre cet embarras pour la philosophie, l'auteur craignait encore de soulever tous les théologiens contre lui; il voyait bien qu'on serait scandalisé d'entendre dire que Dieu a été indifférent pour le nombre des élus, et que c'est Jésus-Christ, comme homme, qui l'a déterminé..... Pour éviter cet inconvénient, il a dit que Dieu et Jésus-Christ voulaient tous deux le salut de tous les

hommes, mais que l'ordre ne le permettait pas... Si l'ordre ne permettait pas le salut de tous les hommes, l'ordre étant la sagesse éternelle, que Dieu, comme dit l'auteur, aime d'un amour essentiel et nécessaire, Dieu ne pouvait vouloir en aucun sens le salut de tous les hommes. Dieu ne peut jamais vouloir, en quelque sens qu'on le prenne, ce qu'il ne pourrait faire sans cesser d'être simple dans ses voies, sans cesser d'être sage, sans cesser d'être infiniment parfait, sans cesser d'être Dieu. L'ordre et l'essence divine sont la même chose; la volonté de Dieu est son essence même si donc l'ordre rejette le salut de tous, la volonté de Dieu,

bien loin de désirer le salut de tous, le rejette invinciblement... Il est incompatible avec l'essence divine, et cette essence, qui est l'infinie bonté, ne saurait souffrir plus d'élus qu'il n'y en a; un seul au delà du nombre marqué eût détruit cette essence en violant l'ordre.

<< L'auteur réunit par là dans sa doctrine les deux plus affreuses conséquences des deux opinions extrêmes. D'un côté, il ôte la consolation de penser que Dieu aime particulièrement certains hommes, et il le représente entièrement indifférent en lui-même pour le choix de ceux qui régneront avec Jésus-Christ. De l'autre, il représente la volonté divine essentiellement déterminée à restreindre dans certaines bornes le nombre des élus. En cela, il prend le contre-pied de la foi catholique, qui enseigne que Dieu a véritablement, et une volonté générale pour le salut de tous les hommes sans exception, et des volontés particulières de préférence, pour la distribution des grâces, en faveur de certains hommes qu'il veut attirer à Jésus-Christ, son Fils (1). »

N'oublions pas que Malebranche se propose ici · de faire taire «certains théologiens ou philosophes outrés, qui prétendent que Dieu n'a pas une volonté sincère de sauver tous les hommes (2). » Ces théo

(1) Keful. de Malebr., ch. xxxi. (2) Rep. à Arn., t. I, p. 44.

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