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produire chaque effet comme s'il était seul; agir par des lois générales, c'est faire dépendre d'une seule cause les effets de même genre.

« Certainement, dit Malebranche, il faut une plus grande étendue d'esprit, pour faire une montre qui, selon les lois des mécaniques, aille toute seule et réglément, soit qu'on la porte sur soi, soit qu'on la tienne suspendue, soit qu'on lui donne tel branle qu'on voudra, que pour en faire une qui ne puisse aller juste, si celui qui l'a faite n'y change à tout moment quelque chose selon les situations où on la met. Car enfin, lorsqu'il y a une grande quantité de rapports à comparer et à combiner entre eux, il faut une plus grande intelligence. Pour prévoir tous les effets qui doivent arriver en conséquence d'une loi générale, il faut une prévoyance infinie; et il n'y a rien à prévoir de tout cela, lorsqu'on change à tout moment de volonté. Donc établir des lois générales, et choisir les plus simples, et en même temps les plus fécondes, est une manière d'agir digne de celui dont la sagesse n'a point de bornes; et au contraire, agir par des volontés particulières, marque une intelligence bornée, et qui ne peut comparer les suites ou les effets des causes les moins fécondes. D'où il suit que Dieu exécute ses desseins par des lois générales(1),»

(1) Rép. à Arn., t. I, p. 48.

et que « s'il y a des défauts dans son ouvrage, c'est qu'il ne peut y avoir de défauts dans sa conduite; c'est qu'il ne doit pas former ses desseins indépendamment des voies. Il a fait pour la beauté de l'univers et pour le salut des hommes, tout ce qu'il peut faire, non absolument, mais agissant comme il doit agir (1). »

Oui, Dieu agit par des lois générales, qui sont les rapports entre les choses et entre les parties des choses. Mais quoi! l'homme, pourvu d'une intelligence si courte, et dont le pouvoir sur les corps est si resserré, produira des ouvrages où il n'y a ni plus ni moins que ce qu'il faut; et Dieu dont l'intelligence est infinie, Dieu, qui est le créateur et le maître absolu des corps et des esprits, ne saurait empêcher tant d'effets ou inutiles ou contraires à sa volonté! Alors les lois générales l'accuseraient d'ignorance et d'incapacité, comme les lois particulières. Elles seraient faussement réputées générales; ce seraient des lois mal conçues et mal exécutées, et pires que les lois particulières. Bossuet qualifie celles que propose Malebranche «de vagues plutôt que générales, d'incertaines et hasardeuses plutôt que véritablement fécondes (2). >> »>« Ce système des lois générales, dit

(1) Entret. x, 21.

(2) Lett. à un disciple de Malebranche, lettre 139.

Bayle, a quelque chose d'éblouissant; le père Malebranche l'a mis dans le plus beau jour du monde, et il a persuadé à quelques-uns de ses lecteurs qu'un système simple et très-fécond est plus convenable à la sagesse de Dieu, qu'un système plus composé et moins fécond à proportion, mais plus capable de prévenir les irrégularités. M. Bayle a été de ceux qui crurent que le père Malebranche donnait par là un merveilleux dénouement; mais il est presque impossible de s'en payer, après avoir lu les livres de M. Arnauld contre ce système, et après avoir bien considéré l'idée vaste et immense de l'être souverainement parfait. Cette idée nous apprend qu'il n'est rien de plus aisé à Dieu que de suivre un plan simple, fécond, régulier et commode en même temps à toutes les créatures. Une intelligence bornée se pourra piquer de faire paraître son habileté plus que son amour pour le bien public. Un prince qui fait bâtir une ville, pourra, par un faux goût de grandeur, aimer mieux qu'elle ait des airs de magnificence et un caractère hardi et singulier d'architecture, quoique d'ailleurs elle soit très-incommode aux habitants, que si, avec moins de magnificence, elle leur faisait trouver toutes sortes de commodités. Mais si ce prince a une véritable grandeur d'âme, c'està-dire une très forte disposition à rendre ses sujets heureux, il préférera l'architecture commode,

mais moins magnifique, à l'architecture plus magnifique, mais moins commode. Quelque habiles et quelque bien intentionnés que puissent être nos législateurs, ils ne peuvent jamais inventer des règlements qui soient commodes à tous les particuliers. Ainsi la limitation de leurs lumières les force à s'attacher à des lois qui, tout bien compté, sont plus utiles que dommageables. Rien de tout cela ne peut convenir à Dieu, qui est aussi infini en puissance et en intelligence, qu'en bonté et qu'en véritable grandeur (1). » Les défauts de l'ouvrage, loin de montrer qu'il ne peut y avoir de défauts dans la conduite, seraient l'éclatante preuve du contraire. Or, comme effectivement il ne peut y .. en avoir dans la conduite, Malebranche se trompe et n'explique rien. Qu'est-ce, d'ailleurs, que cette perfection de l'ouvrier, qui repousse la perfec-. tion de l'ouvrage et ne se manifeste que par l'imperfection? On conçoit que Dieu, voulant donner aux êtres qu'il crée tel degré de perfection, choisisse entre plusieurs moyens, celui qui est le plus simple; mais comprend-on qu'il se soucie moins de son ouvrage que des voies? N'est-ce pas l'assimiler aux faiseurs de tours de force, qui se proposent, non de faire beaucoup, mais de faire avec peu? Au lieu d'agrandir sa sagesse, c'est la rape

(1) Rép. aux quest. d'un prov., ch. cLv, p. 825.

tisser, c'est la puériliser, et en même temps attaquer sa bonté, en lui faisant immoler les créatures à la réalisation d'une perfection imaginaire.

« Ce qui rend l'univers admirable dans tous ses actes, poursuit Malebranche, n'est pas tant la perfection qu'il renferme, que la simplicité des voies qui l'ont produit et qui le conservent. Si l'Église future était plus ample et l'enfer moins rempli de réprouvés; si les élus étaient encore plus saints et les démons moins méchants; si toutes les créatures louaient le Seigneur, au lieu que le plus grand nombre blasphème son saint nom : n'est-il pas évident que l'univers serait plus parfait qu'il n'est? Les démons et les damnés le rendent donc imparfait. Et quoique Dieu corrige ce désordre dans les créatures, c'est toujours un désordre dans l'univers, que le plus grand nombre des hommes maudisse son Créateur. Mais Dieu ne se met point en peine qu'il y ait des désordes dans l'enfer, pourvu qu'il n'y en ait point dans la céleste Jérusalem. Il veut bien qu'on trouve des défauts dans son ouvrage, mais il ne veut pas qu'on en trouve dans sa conduite et dans ses desseins. Les damnés sont dans le désordre; mais la conduite de Dieu sur eux est parfaitement conforme à l'ordre (1). » Sylla, dans Montesquieu, ne parle pas autrement.

(1) Rép. à Arn., t. III, p. 276.

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