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Descartes ait cru impossible d'accorder la Providence et la liberté (1), de résoudre d'autres questions semblables relatives à l'ordre moral, et il se flatte, avec des monades ou forces vitales et forces pensantes, de produire à la fois le monde des corps et le monde des esprits. Mais nul n'est comparable à Spinosa: les corps, les esprits, Dieu, il pénètre tout avec une facilité merveilleuse, et pour le faire, il n'a besoin que des mots substance, attribut, mode. Il se moque de Descartes, lui reprochant de n'avoir rien compris à Dieu, ni à l'origine des choses (2).

Il est clair que tous se mettent à la place de Dieu ou partent de lui pour philosopher. Cependant, comme cela ne leur donne point son intelligence infinie, ils n'expliquent point ce qui nous est réellement inexplicable, et souvent ils tombent dans les plus graves erreurs et bouleversent tout. Spinosa nomme substance « ce qui est en soi, et qui est connu par soi-même, c'est-à dire ce dont l'idée n'a pas besoin, pour être formée, de l'idée d'une autre chose (3). » S'il en avait cherché la notion en se considérant lui-même dans sa pensée,

(1, Théod., disc., art. 69.

(2) Op. posth., p. 398.

(3) « Per substantiam intelligo id, quod in se est, et per se concipitur : hoc est id, cujus conceptus non indiget conceptu alterius rei, a quo formari debeat. » Eth., part. 1, déf. 3.

il aurait vu qu'il avait une activité et un fonds propres, qu'il était un être à part ou une substance, mais que cette activité et ce fonds étant bòrnés, dépendaient d'une activité et d'un fonds plus haut, d'une substance infinie et indépendante ; par conséquent qu'il y a des substances dont l'idée a besoin, pour être formée, de l'idée d'une autre chose, et que toutes, hormis une, sont dans ce cas. Loin de là, il est allé prendré cette notion dans la substance suprême, laquelle effectivement trouve en soi l'idée d'une substance qui est complète par elle-même. Toutefois cette définition est encore fausse à l'égard de la substance suprême, car si Dieu, pour se concevoir, n'a pas besoin, comme l'homme, de l'idée d'un autre être existant, il a besoin de l'idée d'une infinité d'autres êtres possibles, puisque dans l'idée de l'être parfait est renfermée l'idée qu'il peut créer. Aussi, que nous apprend Spinosa? Il n'aspire à rien moins qu'à nous introduire dans l'intérieur de la cause première, afin de nous en dévoiler les infinies perfections et la manière dont elle a produit le monde; or, il la méconnaît au point de la confondre avec lui, de ne faire de tout qu'une substance, dont elle est l'universel, et dont les choses sont l'individuel. Il se tracasse pour passer du premier au second, oubliant sans doute qu'il renouvelle le problème de l'individuation, lequel, sans se laisser entamer,

a fatigué quatre siècles de la scolastique au MoyenAge. « Les choses singulières, dit-il, ne sont rien autre que les affections ou les modes qui expriment d'une façon certaine et déterminée les attributs de Dieu (1). » Cependant, d'un côté, « tout ce qui suit de l'absolue nature de quelque attribut de Dieu, a dû toujours exister et être toujours infini, ou bien encore, cet attribut rend éternel et infini tout ce qui découle de lui (2) ; » de l'autre, <<"nul être singulier, nulle chose finie, et qui a une existence déterminée, ne peut exister ni être déterminé à agir, si une autre cause finie, et qui a aussi une existence déterminée, ne la détermine à exister et à agir; et cette cause à son tour, pour exister et pour agir, a besoin d'une autre cause qui soit aussi finie et qui ait une existence déterminée, et ainsi à l'infini (3). » Alors où rencontrer un point d'union entre Dieu ou l'universel,

(1) « Res particulares nihil sunt, nisi Dei attributorum affectiones, sive modi, quibus Dei attributa certo et determinato modo exprimuntur. » Eth., prop. 25, corol.

(2) « Onìnia quæ ex absoluta natura alicujus attributi Dei sequuntur, semper, et infinita existere debuerunt, sive per idem attributum æterna et infinita sunt. » Ibid., prop. 21.

(3) « Quodcunque singulare, sive quævis res, quæ finita est, et determinatam habet existentiam, non potest existere, nec ad operandum determinari, nisi ad existendum et operandum determinetur ab alia causa, quæ etiam finita est, et determinatam habet existentiam et rursus hæc causa non potest etiam existere, neque ad operandum determinari, nisi ab alia, quæ etiam finita est, et determinatam habet existentiam, determinetur ad existendum et operandum, et sic in infinitum. » Ibid., prop. 28.

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qui ne souffre aucune modification finie, et les choses ou l'individuel, qui n'en souffrent aucune infinie? «< Puisque tout être fini, dit Condillac, doit être déterminé par une cause finie, quelque effort que fasse Spinosa pour prouver que tout est déterminé par Dieu, il ne peut empêcher qu'il n'y ait, selon son système, deux ordres de choses tout à fait indépendants premièrement, l'ordre des choses infinies qui suivent toutes de la nature absolue de Dieu, ou de quelqu'un de ses attributs modifiés d'une modification infinie; en second lieu, l'ordre des choses finies qui suivent toutes les unes des autres, sans qu'on puisse remonter à une première cause infinie qui les ait déterminées à exister. Comment ces deux ordres de choses pourraientils ne constituer qu'une seule et même substance (1)? » Spinosa est donc réduit à soutenir qu'ils le font parce qu'ils le font; car que trouver de plus dans cette assertion, que « tout est déterminé par la nécessité de la nature divine à exister et à agir d'une certaine façon (2); » et dans ces expressions barbares que Dieu est «< la nature naturante, et les êtres finis la nature naturée (3)? »

(1) Traité des syst., comment. sur la prop. 29.

(2) « In rerum natura nullum datur contingens; sed omnia ex necessitate divinæ naturæ determinata sunt ad certo modo existendum, et operandum. » Eth., pars 1, prop. 29.

(3) « Natura naturanś, natura naturata. » Ibid.,

schol.

Tel est le résultat de ses efforts; il veut révéler en Dieu une perfection inouïe, et il lui ôte celle qui est indispensable à tout être, il lui ôte l'existence propre.

Que Descartes, qui leur a donné l'exemple, tente d'expliquer le monde physique, il n'est pas plus heureux. De quelque façon qu'il combine les parties de l'étendue de toutes les grandeurs, de toutes les figures, de tous les mouvements, il ne parviendra jamais à montrer comment les animaux et les plantes croissent, se nourrissent et meurent, comment le fer est attiré par l'aimant, comment le feu brûle. Il remarque quelques-unes des circonstances, des conditions où ces propriétés se manifestent; mais quant à leur cause même, quant à ce qui les constitue, c'est un secret auquel il ne lui est pas donné de mordre.

Leibnitz ne cesse de traiter la philosophie de Descartes d'antichambre de la vérité. Va-t-il, lui, nous introduire dans le sanctuaire? Il prétend tirer les corps et les esprits de ses monades; il prouve à merveille qu'aucun d'eux n'est privé de force. Mais la force, en se modifiant, donnet-elle le minéral, le végétal, l'être pensant? Leibnitz suppose que la monade destinée à être l'âme raisonnable enveloppe la raison dès le commencement du monde, ou qu'à la naissance de l'homme, elle la reçoit « par une opération par

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