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puissance et se rendrait imparfait. Donc, pour qu'il soit parfait, il ne doit pouvoir faire tout ce à quoi s'étend sa toute-puissance. Peut-on imaginer rien de plus absurde ou qui choque davantage la toute-puissante divine (1) ? » Mais là même Spinosa nie que Dieu ait un entendement et une volonté, ajoute qu'il le prouvera plus loin, et cherche à le faire dans le 2e corollaire de la 32e proposition. Plusieurs fois j'ai expliqué que pour lui, Dieu n'est que l'universel ou l'essence des choses; et leur existence formant l'existence de Dieu ou de l'être nécessaire, il est contradictoire que les choses ou une partie des choses, c'est-à-dire que l'être nécessaire ou une partie de l'être nécessaire,

(1)« « Si omnia inquiunt, quæ in ejus intellectu sunt, creavisset, nihil tum amplius creare potuisset, quod credunt Dei omnipotentiæ repugnare; ideoque maluerunt Deum ad omnia indifferentem statuere, nec aliud creantem præter id, quod absoluta quadam voluntate decrevit creare. Verum ego me satis clare ostendisse puto, a summa Dei potentia, sive infinita natura infinita infinitis modis, hoc est, omnia necessario effluxisse, vel semper eadem necessitate sequi; eodem modo, ac ex natura trianguli ab æterno, et in æternum sequitur, ejus tres angulos æquari duobus rectis. Quare Dei omnipotentia actu ab æterno fuit, et in æternum in eadem actualitate manebit. Et hoc modo Dei omnipotentia longe, meo quidem judicio, perfectior statuitur. Imo adversarii Dei omnipotentiam (licet operte loqui) negare videntur. Coguntur enim fateri, Deum infinita creabilia intelligere, quæ tamen nunquam creare poterit. Nam alias, si scilicet omnia, quæ intelligit, crearet, suam, juxta ipsos, exhauriret omnipotentiam, et imperfectum se redderet. Ut igitur Deum perfectum statuant, eo rediguntur, ut simul statuere debeant, ipsum non posse omnia efficere, ad quæ ejus potentia se extendit, quo absurdius, aut Dei omnipotentiæ repugnans, non video, quid fingi possit. » Eth., pars 1, prop. 17, schol.

n'existe point. Mais que deviennent l'infini absolu de Dieu et l'infini relatif des créatures? La capacité qu'a Dieu d'exister étant remplie par l'existence des créatures, l'existence des créatures épuisant leur possibilité, il n'est plus d'infini nulle part. Les essences se confondent avec les existences, rien n'est possible que ce qui est, et ce qui est n'est point la plénitude de l'être, l'être nécessaire, lequel rend possible une infinité de choses qui n'existent pas. Or, sans l'être nécessaire, qui seul de soi brave le néant, le néant engloutit

tout.

N'est-ce pas dans cet extrème que tout à l'heure Descartes a été précipité, en chassant la raison de la pensée divine? Il ne bannissait la raison que parce qu'il bannissait l'infini, ne croyant pas que Dieu, avant de créer les choses, pût en avoir les idées, sans perdre l'indépendance suprême. Spinosa bannit pareillement la raison avec l'infini de la pensée divine, quoiqu'il ne songe pas plus que Descartes à bannir l'infini, car personne peut-être n'en parle autant que lui par rapport à Dieu. Ainsi ils se rencontrent dans le fond et ne diffèrent que pour le but. L'un frémit à l'idée de la fatalité et veut l'éviter à tout prix, tandis que l'autre court à elle triomphalement. Qu'on supprime le mot volonté, et Descartes, qui, à son insu, pense comme Spinosa, parlera comme lui.

Spinosa ravità Dieu la volonté avec l'entendement; Descartes ne lui ôte que l'entendement, et c'est pour étendre et exalter la volonté. Mais comme par là il la résout en une puissance aveugle, il tombe dans les principes de Spinosa, ou plutôt il les lui pose et ne lui laisse que d'en tirer intrépidement les plus révoltantes, mais les plus exactes conséquences.

Donc point de milieu: il faut reconnaître qu'il n'y a rien d'existant ni de possible, et rien de possible parce qu'il n'y a rien d'existant, ou avouer une cause première telle qu'elle est, avec l'entendement, la volonté et l'infini, qui lui sont propres. Qu'on prenne ce dernier et inévitable parti, et les raisonnements de Spinosa tombent d'eux-mêmes. Il est si peu contraire à la puissance divine de n'avoir point créé tout ce qui est possible, que c'est précisément dans l'impossibilité de le faire que consiste son infinité.

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Cependant, dit Spinosa, vous ne nierez point qu'elle ne soit éternellement en acte (1), non plus que l'intelligence et la volonté qu'il vous plaît d'admettre en Dieu (2). » Non sans doute; et c'est pourquoi éternellement la puissance produit l'intelligence, l'intelligence la volonté, la volonté l'union de l'intelligence et de la puissance. Il est

(1) Eth., part. 1, prop. 17, scol.

(2) Ibid., prop. 33, scol. 2.

très-vrai aussi que toutes les trois constituent l'essence divine, et qu'elles n'ont pas leur action moins nécessaire qu'un triangle ses trois angles égaux à deux droits.

Pour qu'une chose se puisse concevoir, il faut d'abord qu'elle soit, puis qu'elle soit d'une certaine manière, c'est-à-dire qu'elle soit déterminée, et que cette détermination embrasse tout ce qu'est cette chose. Un cercle est, il est rond; sa rondeur le comprend en entier, il n'a rien qui lui échappe, ses rayons quoique droits, la subissant par leur égalité. Dieu donc est: voilà sa puissance; il est d'une certaine manière : voilà son intelligence ou l'ensemble infini des idées qui enferment les raisons de tout ce qui est dans la puissance et la déterminent; cette détermination qui rapporte l'intelligence à la puissance : voilà sa volonté. Oui encore une fois, il est dans une incessante et éternelle activité, activité de puissance, activité d'entendement, activité de volonté; et cette activité ne saurait produire autre chose que ce qu'elle produit, sans que Dieu cessât d'être ce qu'il est. L'infini absolu, qui dans la puissance subsiste simplement comme être, devient, par cette ineffable génération, vérité dans l'intelligence et bien dans la volonté. L'infiniment infini du bien répond à l'infiniment infini du vrai, l'infiniment infini du bien et du vrai à l'infiniment infini de l'être. Que

le vrai n'égalât pas l'être, ou le bien le vrai, il y aurait dans l'être quelque chose de faux, ou dans le vrai quelque chose de mal, et dans le bien un manque d'être, ce qui est absurde. Ramassant en soi l'infini absolu du bien, du vrai, de l'être, il se suffit pleinement lui-même. Dans la production de son intelligence, de son verbe, il trouve l'exercice le plus complet de sa puissance; dans la contemplation de sa puissance et la formation de sa volonté, de son affection, l'exercice le plus complet de son intelligence; dans l'union, l'amour mutuel de son intelligence et de sa puissance, l'exercice le plus complet de sa volonté.

Si c'était de cette procession intérieure de l'être divin que parle Spinosa, quand il dit (1) que tout en Dieu se fait nécessairement, ex sola suæ naturæ necessitate agat, on pourrait l'entendre, et on lui accorderait volontiers que la supposer différente, ce serait changer la nature de Dieu. Mais c'est de la création du monde ou de ce que produit l'activité divine en se manifestant au dehors, mundum divinæ naturæ necessarium effectum (2), et on ne comprend pas que l'activité divine soit nécessitée de toute éternité, ni dans un temps quelconque, à une pareille manifestation. Qui donc au dedans la sollicite à l'acte éternel par le

(1) Eth., part. I, appendice, p. 33.

(2) Ep. 58, p. 570.

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