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Quant au reste, on le voit, c'est par l'idée qu'il détruirait la liberté de Dieu, en l'obligeant d'aller au meilleur, et en général de suivre les vérités éternelles ou l'éternelle loi de la vérité, que Descartes met le fondement de la vérité dans la volonté divine et nie que cette volonté soit précédée d'aucune connaissance qui l'influence.

Cependant, nous le répétons, il établit par là en principe la fatalité, à laquelle il veut échapper, ou plutôt il établit le néant. En Dieu, selon lui, la volonté n'a dans l'entendement rien qui la détermine. Mais n'a-t-elle rien en elle-même? D'abord, elle n'a rien qui puisse donner lieu à un choix, car un choix exigerait des idées qui lui représentassent les choses, ce qui est contre l'hypothèse. Que si elle a en soi un fond qui la porte à créer chaque chose d'une certaine façon plutôt que d'une autre, le corps de l'homme, par exemple, avec une constitution qui n'est point celle de l'oiseau, du poisson, ni du reste des animaux ; ce fond où elle ne peut choisir, la détermine nécessairement à faire ce qu'elle fait et comme elle le fait, de même que l'énergie organisée d'un germe, le détermine à produire la plante qu'il contient. Afin donc qu'elle conserve son entière indifférence, il faut qu'elle n'ait rien par quoi elle soit inclinée: il faut que son. opération soit absolument arbitraire, et que la nature des choses, qu'elle forme, le soit aussi, puis

qu'elle ne peut y mettre aucune détermination, étant elle-même indéterminée.

« La conséquence de cette doctrine, dit Bayle, sera, qu'avant que Dieu se déterminât à créer le monde, il ne voyait rien de meilleur dans la vertu que dans le vice, et que ses idées ne lui montraient pas que la vertu fût plus digne de son amour que le vice. Cela ne laisse nulle distinction entre le droit naturel et le droit positif; il n'y aura plus rien d'immuable ou d'indispensable dans la morale, il aura été aussi possible à Dieu de commander que l'on fût vicieux, que de commander que l'on fût vertueux; et l'on ne pourra pas être assuré que les lois morales ne seront pas un jour abrogées comme les lois cérémonielles... Elle ouvre la porte au pyrrhonisme le plus outré; car elle donne lieu de prétendre que cette proposition, trois et trois font six, n'est vraie qu'où et pendant le temps qu'il plaît à Dieu : qu'elle est peut-être fausse dans quelque partie de l'univers, et que peut-être elle le sera parmi les hommes l'année qui vient; tout ce qui dépend du libre arbitre de Dieu, pouvant avoir été limité à certains lieux et à certains temps, comme les cérémonies judaïques (1). Oui, cette doctrine ouvre la porte au pyrrhonisme le plus outré, le plus absolu; il nous est impos

(1) Bayle, Rép. à un prov., ch. LXXXIX, p. 675.

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sible d'être assurés de rien, sans une déclaration formelle de Dieu.

« C'est tout renverser, s'écrie Malebranche, de prétendre que Dieu soit au-dessus de la raison, et qu'il n'a point d'autre règle dans ses desseins que şa pure volonté. Ce faux principe répand des ténèbres si épaisses, qu'il confond le bien avec le mal, le vrai avec le faux, et fait de toutes choses un chaos où l'esprit ne connaît plus rien. Saint Augustin a prouvé invinciblement le péché originel par les désordres que nous éprouvons en nous. L'homme souffre donc il n'est pas innocent. L'esprit dépend du corps donc l'homme est corrompu, il n'est point tel que Dieu l'a fait. Dieu ne peut soumettre le plus noble au moins noble, car l'ordre ne le permet point Quelles conséquences pour ceux qui ne craignent pas de dire que la volonté de Dieu est la seule règle de ses actions! Ils n'ont qu'à répondre que Dieu l'a ainsi voulu; que c'est notre amour-propre qui nous fait trouver injuste la douleur que nous souffrons; que c'est notre orgueil qui s'offense que l'esprit soit soumis au corps; que Dieu ayant voulu ces désordres prétendus, c'est une impiété que d'en appeler à la raison, puisque la volonté de Dieu ne la reconnaît point pour règle de sa conduite. Selon ce principe, l'univers est parfait, parce que Dieu l'a voulu. Les monstres sont des ouvra

II.

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ges aussi achevés que les autres selon les desseins de Dieu. Il est bon d'avoir les yeux au haut de la tête, mais ils eussent été aussi sagement placés partout ailleurs, si Dieu les y avait mis. Qu'on renverse donc le monde, qu'on en fasse un chaos, il sera toujours également admirable, puisque toute sa beauté consiste dans sa conformité avec la volonté divine, qui n'est point obligée de se conformer à l'ordre. Mais quoi! cette volonté nous est inconnue. Il faut donc que toute la beauté de l'univers disparaisse à la vue de ce grand principe, que Dieu est supérieur à la raison qui éclaire tous les esprits, et que sa volonté toute pure est l'unique règle de ses actions (1). » N'est-ce pas dire, en effet, qu'il n'y a ni beauté, ni laideur, ni ordre, ni désordre, ou, comme parle Spinosa, que «les choses considérées en elles-mêmes ou dans leur rapport à Dieu, ne sont ni belles ni laides (2)? » N'est-ce pas dire qu'il n'y a rien, le chaos absolu se confondant avec le néant, et qu'à supposer qu'il y eût quelque chose, nous l'ignorerions, puisque Dieu ne suit point la raison, qui seule peut naturellement nous l'apprendre? Ici se découvre encore plus à fond, et dans toute son étendue, la nécessité que Dieu nous fasse part de ses conseils, comme

(1) Entret., Ix, 13.

(2) «Res in se spectatæ, vel ad Deum relatæ, nec pulchræ nec deformes sunt.» Epist. 58, p. 571. Op. posthuma.

dit Descartes, et sans doute, d'après le principe posé par lui, que Dieu agit indépendamment de la raison.

Si Dieu a fait les esprits et toutes choses arbitrairement, la vérité, dans ce cas, n'étant que ce qu'il a voulu, elle peut être différente pour chaque esprit, différente dans les choses pareilles, différente selon les temps, c'est-à-dire qu'elle n'existe point pour les êtres créés. La vérité anéantie dans l'univers, se conserve-t-elle du moins en Dieu? Non, car elle ne manque dans l'effet que parce qu'elle manque dans la cause. S'il n'y a pas de vérité dans l'univers, c'est qu'il n'y en a pas dans la volonté créatrice. Mais la volonté de Dieu est une partie de son être, ou plutôt elle est son être même voulant. Donc l'absence de vérité, le néant s'introduit dans l'être même de Dieu. Dieu n'est plus qu'une notion creuse, comme l'univers, une vaine apparence. Voilà ce qui reste quand on exclut la raison ou les idées éternelles du conseil divin, qu'on les méconnaît comme le principe et la loi de tout, qu'on les réduit à n'être qu'une production arbitraire.

Comprenons donc avec Malebranche « que c'est en Dieu et dans une nature immuable que nous voyons la beauté, la vérité, la justice, puisque nous ne craignons point de critiquer son ouvrage, d'y remarquer des défauts, et de conclure même de

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