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chaque partie de matière ayant un mouvement qui lui est propre; autrement il serait impossible que chaque particule de matière exprimât tout l'univers (1). >>

Pour bien comprendre Leibnitz, il faut se rappeler que, dans son système, chaque être vivant a une monade dominante, qui en est l'âme ou qui en fait l'unité, et les autres monades dont il se compose, en sont le corps. Chez nous, la monade dominante ou l'âme, c'est l'esprit ou ce qui est capable de réfléchir et de vouloir. Chaque membre de notre corps renferme une multitude d'êtres vivants, dont chacun a une monade dominante qui en est aussi l'âme, l'unité, et les autres monades qui restent, en sont le corps. Dans chaque membre de ce corps est pareillement une foule d'êtres vivants, chacun desquels renferme à son tour une monade principale qui en est l'âme, l'unité, et les autres monades qui s'y trouvent, en sont le corps; ainsi sans terme. A quelque degré qu'on pousse la décomposition, on rencontrera toujours un ensemble de monades qui forment un ètre vivant, dont l'une est l'âme et les autres le corps. Les corps inorganiques ne sont tels qu'en apparence; en réalité ils sont composés de corps organisés ou vivants, comme un vivier est plein de poissons.

(1) Op., t. II, part. 1, p. 28, trad. de l'abbé Émery.

Jamais le corps n'agit sur l'âme, ni l'âme sur le corps, mais ils s'accordent en vertu de l'harmonie préétablie entre toutes les substances ou nonades créées.

<< Parmi les différences, dit Leibnitz, qui se rencontrent entre les âmes ordinaires et les esprits, est celle ci, que les âmes en général sont les miroirs des êtres vivants où les images de l'univers des créatures, tandis que les esprits sont de plus les images de la divinité même ou de l'auteur de la nature; images qui peuvent connaître le système de l'univers, et à la faveur d'une faible lumière d'architecture, en imiter quelques parties, puisque chaque esprit est une sorte de divinité dans son genre. C'est par là qu'ils sont capables d'entrer en quelque société avec Dieu, et que Dieu, par rapport à eux, non-seulement est auteur, comme il est par rapport à toutes les autres créatures, mais qu'il est encore de plus à leur égard et monarque et père, c'est-à-dire qu'il a de plus avec eux la relation d'un monarque à ses sujets et d'un père à ses enfants. La collection de tous les esprits constitue la cité de Dieu, c'est-à-dire l'état le plus parfait sous le plus parfait des monarques.

«< Outre l'harmonie parfaite entre l'esprit et le corps, le règne naturel des causes finales et le règne naturel des causes efficientes, il existe une autre harmonie entre le règne physique de la na

ture et le règne moral de la grâce, c'est-à-dire entre Dieu considéré comme le monarque de la divine cité des esprits, et Dieu considéré comme l'architecte de la machine du monde. On peut même assurer que Dieu, en tant qu'architecte, satisfait parfaitement à Dieu en tant que législateur; qu'ainsi les punitions doivent suivre les fautes, en vertu de l'ordre de la nature et de la structure mécanique de l'univers, et que les bonnes actions entraînent leurs récompenses avec elles par des moyens qui sont mécaniques à l'égard du corps, quoique ces punitions et ces récompenses ne puissent pas et ne doivent pas même toujours s'exécuter sur-le-champ.

et

Enfin, sous le gouvernement le plus parfait de tous, il n'y a point de bonne action sans récompense, ni de mauvaise action sans châtiment ; tout doit tendre au salut des bons, c'est-à-dire de ceux qui, dans ce grand royaume, sont contents du gouvernement de Dieu, se confient dans sa providence, aiment, imitent, comme il convient, l'auteur de tout bien, et tirent leur bonheur de la vue de ses perfections, suivant la nature de l'amour pur et véritable, dont l'essence est de faire goûter du plaisir dans la félicité de l'objet qu'on aime. Ainsi les personnes sages et vertueuses s'efforcent d'exécuter tout ce qui paraît conforme à la volonté de Dieu, antécédente et présomptive, et néanmoins

acquiescent pleinement à tout ce qui arrive par sa volonté secrète, conséquente et décisive; parce qu'elles ne doutent point que si l'ordre de la nature était suffisamment dévoilé à nos yeux, nous verrions que tout est infiniment au-dessus de ce que pourrait désirer l'homme le plus sage, et qu'il est impossible de concevoir rien de meilleur par rapport à l'univers en général, et même par rapport à nous en particulier; pourvu toutefois que nous adhérions, comme il est juste, à l'auteur de toutes choses, non-seulement comme à l'architecte et à la cause efficiente de notre essence, mais encore comme à notre maître et à notre cause finale, comme à l'être qui seul peut remplir nos vœux, seul peut nous rendre heureux (1). »

Cependant Malebranche et Leibnitz ne s'aperçoivent pas qu'ils ramènent la fatalité en voulant que Dieu ait créé le monde aussi parfait qu'il le pouvait (2). « La fatalité de toutes choses, dit Bayle, revient; il n'aurait pas été libre à Dieu d'arranger d'une autre manière les événements, puisque le moyen qu'il a choisi pour manifester sa gloire. était le seul qui fût convenable à sa sagesse. Que deviendra donc le franc arbitre de l'homme? N'y aura-t-il pas eu nécessité et fatalité qu'Adam péchât? car s'il n'eût point péché, il eût renversé

(1) Ibid., p. 30

(2) Voir, sur l'Optimisme, à la fin du volume, la Théorie de l'infiri.

le plan unique que Dieu s'était fait nécessairement (1). » — >>-« C'est abuser des termes, répond Leibnitz Adam péchant librement était vu de Dieu parmi les idées des possibles, et Dieu décerna de l'admettre à l'existence tel qu'il l'a vu. Ce décret ne change point la nature des objets, il ne rend point nécessaire ce qui était contingent en soi, ni impossible ce qui était possible (2). » Cette distinction par laquelle on montre ordinairement que la liberté ne répugne point à la Providence, est chimérique dans l'hypothèse que Dieu a dû créer le meilleur univers. La liberté, pour Adam, de ne pas pécher, et en général la possibilité qu'il arrivât autre chose que ce qui arrive, appartiendrait à un autre monde que Dieu n'aurait pu appeler à l'existence, sans manquer à ce qu'il doit à sa sagesse. Or, autant il est impossible qu'il y manque, autant il l'est que tout soit différemment qu'il n'est. « Donc, dit Bayle, il n'a pu faire que ce qu'il a fait. Donc ce qui n'est point arrivé ou n'arrivera jamais, est absolument impossible (3). Il n'y a donc aucune liberté en Dieu, il est nécessité par sa sagesse à créer, et puis à créer précisément un tel ouvrage. Ce sont deux servitudes qui forment un fatum plus que stoïcien, et qui ren

(1) Rép. à un prov., ch. CLI, p. 811, an. 1737, in-fol.

(2) Théod., 231.

(3) Ouvrage cité, ch, CLXV, p. 848.

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