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le fang humain. Il importe peu que Cartouche et ShaNadir foient libres d'avancer le pied gauche ou le pied droit. Enfuite on trouve cette liberté d'indifférence impoffible car comment fe déterminer fans raison ? Tu veux, mais pourquoi veux-tu ? on te propose pair ou non, tu choifis pair, et tu n'en vois pas le motif; mais ton motif eft que pair fe présente à ton esprit à l'inftant qu'il faut faire un choix.

Tout a fa caufe; ta volonté en a donc une. On ne peut donc vouloir qu'en conféquence de la dernière idée qu'on a reçue. Perfonne ne peut favoir quelle idée il aura dans un moment; donc personne n'eft le maître de fes idées, donc perfonne n'eft le maître de vouloir et de ne pas vouloir. Si on en était le maître, on pourrait faire le contraire de ce que DIEU a arrangé dans l'enchaînement des chofes de ce monde. Ainfi chaque homme pourrait changer et changerait en effet à chaque inftant l'ordre éternel.

Voilà pourquoi le fage Locke n'ofe pas prononcer le nom de liberté; une volonté libre ne lui paraît qu'une chimère. Il ne connaît d'autre liberté que la puiffance de faire ce qu'on veut. Le goutteux n'a pas la liberté de marcher; le prifonnier n'a pas celle de fortir. L'un eft libre quand il eft guéri; l'autre quand on lui ouvre la porte.

Pour mettre dans un plus grand jour ces horribles difficultés, je fuppofe que Cicéron veut prouver à Catilina qu'il ne doit pas confpirer contre fa patrie. Catilina lui dit qu'il n'eft pas le maître, que fes derniers entretiens avec Cethegus lui ont imprimé dans la tête l'idée de la confpiration; que cette idée lui plaît plus qu'une autre ; et qu'on ne peut vouloir qu'en conféquence de

fon dernier jugement. Mais vous pourriez, dirait Cicéron, prendre avec moi d'autres idées. Appliquez votre esprit à m'écouter et à voir qu'il faut être bon citoyen. J'ai beau faire, répond Catilina; vos idées me révoltent, et l'envie de vous affaffiner l'emporte. Je plains votre frẻnéfie, lui dit Cicéron, tâchez de prendre de mes remèdes. Si je fuis frénétique, reprend Catilina, je ne fuis pas le maître de tâcher de guérir. Mais, lui dit le conful, les hommes ont un fond de raifon qu'ils peuvent confulter, et qui peut remédier à ce dérangement d'organes, qui fait de vous un pervers; fur- tout quand ce dérangement n'eft pas trop fort. Indiquez-moi, répond Catilina, le point où ce dérangement peut céder au remède pour moi, j'avoue que depuis le premier moment où j'ai confpiré, toutes mes réflexions m'ont porté à la conjuration. Quand avez-vous commencé à prendre cette funefte résolution, lui demande le conful? quand j'eus perdu mon argent au jeu. Hé bien, ne pouviez-vous pas vous empêcher de jouer? non, car cette idée de jeu l'emporta dans moi ce jour-là fur toutes les autres idées; et fi je n'avais pas joué, j'aurais dérangé l'ordre de l'univers qui portait que Quartilla me gagnerait quatre cents mille fefterces, qu'elle en acheterait une maison et un amant, que de cet amant il naîtrait un fils, que Cethegus et Lentulus viendraient chez moi, et que nous confpirerions contre la république. Le deftin m'a fait un loup, et il vous a fait un chien de berger; le deftin décidera qui des deux doit égorger l'autre. A cela Cicéron n'aurait répondu que par une catilinaire. En effet, il faut convenir qu'on ne peut guère répondre que par une éloquence vague aux objections contre la liberté : trifte fujet fur lequel le plus fage craint même d'ofer penfer.

Une feule réflexion confole, c'eft que quelque fyftême qu'on embraffe, à quelque fatalité qu'on croie toutes nos actions attachées, on agira toujours comme fi on était libre.

CHAPITRE

V.

Doutes fur la liberté qu'on nomme d'indifférence.

1. LES

ES plantes font des êtres organifés dans lesquels tout se fait nécessairement. Quelques plantes tiennent au règne animal, et font en effet des animaux attachés à la terre.

2. Ces animaux plantes qui ont des racines, des feuilles et du fentiment, auraient-ils une liberté ? il n'y a pas grande apparence.

3. Les animaux n'ont-ils pas un fentiment, un inftinct, une raison commencée, une mefure d'idées et de mémoire? Qu'eft-ce au fond que cet inftinct? n'eft-il pas un de ces refforts fecrets que nous ne connaîtrons jamais? On ne peut rien connaître que par l'analyse, ou par une fuite de ce qu'on appelle les premiers principes; or quelle analyse ou quelle fynthèse peut nous faire connaître la nature de l'inftinct? Nous voyons feulement que cet inftinct eft toujours néceffairement accompagné d'idées. Un ver à foie a la perception de la feuille qui le nourrit, la perdrix du ver qu'elle cherche et qu'elle avale, le renard de la perdrix qu'il mange, le loup du renard qu'il dévore. Il n'eft pas vraisemblable

que ces êtres possèdent ce qu'on appelle la liberté. On peut donc avoir des idées fans être libre.

4. Les hommes reçoivent et combinent des idées dans leur fommeil. On ne peut pas dire qu'ils foient libres alors. N'eft-ce pas une nouvelle preuve qu'on peut avoir des idées fans être libre ?

5. L'homme a par-deffus les animaux le don d'une mémoire plus vafte. Cette mémoire eft l'unique fource de toutes les pensées. Cette fource commune aux animaux et aux hommes pourrait-elle produire la liberté ? Des idées réfléchies dans un cerveau feraient-elles abfolument d'une autre nature que des idées non réfléchies dans un autre cerveau ?

6. Les hommes ne font-ils pas tous déterminés par leur inftinct? et n'eft-ce pas la raifon pourquoi ils ne changent jamais de caractère? Cet inftinct n'eft-il pas ce qu'on appelle le naturel?

7. Si on était libre, quel eft l'homme qui ne changeât fon naturel? Mais a-t-on jamais vu fur la terre un homme se donner feulement un goût? A-t-on jamais vu un homme, né avec de l'averfion pour danfer, se donner du goût pour la danfe, un homme fédentaire et pareffeux rechercher le mouvement? et l'âge et les alimens ne diminuent-ils pas les paffions que la raison croit avoir domptées ?

8. La volonté n'eft-elle pas toujours la fuite des dernières idées qu'on a reçues ? Ces idées étant néceffaires, la volonté ne l'eft-elle pas aufli ?

9. La liberté eft-elle autre chofe que le pouvoir d'agir, ou de n'agir pas? et Locke n'a-t-il pas eu raison d'appeler la liberté puiffance?

10.

10. Le loup a la perception de quelques moutons paiffans dans une campagne; fon inftinct le porte à les dévorer; les chiens l'en empêchent. Un conquérant a la perception d'une province que fon inftinct le porte à envahir, il trouve des fortereffes et des armées qui lui barrent le paffage. Y a-t-il une grande différence entre ce loup et ce prince ?

11. Cet univers ne paraît-il pas affujetti dans toutes ses parties à des lois immuables? Si un homme pouvait diriger à fon gré fa volonté, n'eft-il pas clair qu'il pourrait alors déranger ces lois immuables?

12. Parquel privilége l'homme ne ferait-il pas foumis à la même néceffité que les aftres, les animaux, les plantes, et tout le refte de la nature ?

13. A-t-on raifon de dire que dans le fyftême de cette fatalité univerfelle, les peines et les récompenses feraient inutiles et abfurdes? N'eft-ce pas plutôt évidemment dans le fyftême de la liberté que paraît l'inutilité et l'abfurdité des peines et des récompenses? En effet fi un voleur de grand chemin poffède une volonté libre, fe déterminant uniquement par elle-même, la crainte du fupplice peut fort bien ne le pas déterminer à renoncer au brigandage; mais fi les caufes phyfiques agiffent uniquement, fi l'aspect de la potence et de la roue fait une impreffion néceffaire et violente, elle corrige alors néceffairement le fcélérat, témoin du fupplice d'un autre fcélérat.

14. Pour favoir fi l'ame eft libre, ne faudrait-il pas favoir ce que c'eft que l'ame? Y a-t-il un homme qui puiffe fe vanter que fa raifon feule lui démontre la spiritualité, l'immortalité de cette ame? Presque tous Phyfique, &c.

D

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