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au loisir de la pensée désintéressée, a plutôt agrandi l'auditoire. Il ne manque pas de gens au sein de cette foule, quel que soit son goût pour le médiocre (et de quelle foule n'a-t-on pas pu dire la même chose en tout temps ?) il ne manqué pas de gens d'un goût épuré, délicat, noble, allant au grand, juges au moins aussi infaillibles de la beauté vraie que les grands seigneurs d'autrefois qui avaient le génie à leur solde. Rarement. le temps a été meilleur pour le talent; les siècles qu'on appelle lettres et artistes l'ont souvent méconnu et même persécuté; le siècle de l'industrie aime mieux encore le surfaire que le méconnaître, et le couvre de récompenses.

Vaine donc est le plus souvent la lutte qu'on élève entre les idées et entre les intérêts légitimes. Les idées et les intérêts sont également indestructibles. Les idées ne peuvent pas plus périr que l'esprit humain dont elles sont la vie, les intérêts sont immortels comme la société dont ils forment la base et l'indispensable ciment. L'inconséquence est la même de la part des intérêts légitimes à se montrer dédaigneux des idées et de la part des idées à mépriser les intérêts, puisque les idées prennent en partie corps dans les intérêts, puisque les intérêts empruntent aux idées leur légitimité et leur conformité avec l'ordre. L'économie politique prouve pour son compte cette union féconde des idées et des intérêts. Science de faits et de réalités positives, elle est aussi une science de principes. Animée d'une foi profonde dans les lois providentielles qui président au travail et à la distribution de ses produits, elle se place sous l'invocation du droit, et montre les liens étroits qui rattachent l'utilité à la justice.

DE L'INFLUENCE

DES CLIMATS ET DES LIEUX

SUR LES FAITS ÉCONOMIQUES '

L'économie politique est une science; par cela même elle a la prétention d'émettre des vérités générales, des vérités qui ne dépendent pas des temps et des lieux. Lorsqu'elle s'occupe du travail, des conditions qui lui donnent son maximum de puissance, du capital et de ses applications, de la manière dont la valeur se détermine et dont se forment les prix, lorsqu'elle traite de l'échange à l'intérieur et entre les différents peuples et des instruments qu'il emploie, comme la monnaie et le crédit, elle considère le monde comme un seul atelier, comme un seul marché. Elle néglige les causes diverses qui peuvent modifier ces instruments de la production et de la circulation, les rendre plus ou moins énergiques, en accroître ou en diminuer la puissance. En usant de cette méthode, je crois que l'économie politique est dans son droit. Pour emprunter une comparaison à un des maîtres de la science, à M. Rossi, c'est ainsi que le mécanicien considère d'abord les forces d'une manière abstraite, c'est ainsi qu'il arrive à découvrir les

1 Discours d'ouverture du Cours d'écon. polit. au Collège de France.

théorèmes et à résoudre les problèmes de la science, tout en sachant bien que dans l'application il devra tenir compte des causes qui modifient plus ou moins ces forces. Mais il n'est pas moins vrai que l'économie politique a parfois abusé de la méthode abstraite, au risque de passer pour une sorte d'algèbre que n'anime aucun souffle vivant, pour une science inflexible et roide, qui applique impitoyablement ses formules à l'humanité, comme si, dans les situations et dans les états divers où la placent les nationalités, les religions, les coutumes locales, la configuration géographique, elle ne présentait que des ressemblances avec elle-même et point de différences. Selon nous l'économie politique a un double devoir. Elle doit maintenir avec fermeté les principes supérieurs aux temps et aux lieux, les principes généraux, partout les mêmes, qui président à la formation et au bon emploi de la richesse. Elle doit tenir compte ensuite des causes qui influent sur les faits de l'ordre économique, sur le travail, sur l'échange, sur l'impôt, sur les institutions de crédit. La substance en effet de l'économie politique, si l'on peut user de ce terme, ce n'est point l'or ou l'argent, ce n'est point la richesse matérielle, comme le fer, la houille, la laine, le coton ou la soie, c'est l'homme, l'homme seul, dont la misère et le bien-être sont en jeu, l'homme qui intervient comme producteur, distributeur et consommateur, l'homme tout entier, avec ses organes et son intelligence, avec ses facultés, avec ses instincts, avec ses passions; c'est l'homme un et identique en tous lieux et en tout temps, quant aux traits les plus essentiels que présentent sa constitution physique et sa phy

sionomie morale, mais partout aussi modifié par les causes, soit internes, soit externes qui influent sur ses pensées, sur son organisme, sur ses actes, et par suite, sur les phénomènes économiques comme sur tous les autres.

I.

En essayant de déterminer l'influence du climat et des diverses circonstances locales sur les phénomènes économiques, je tâcherai de ne pas l'exagérer. C'est un écueil que n'a pas toujours su éviter la philosophie. Pour la doctrine qui voit dans la sensation la source unique de nos idées et de toutes nos facultés, l'âme n'est qu'un mode de l'existence universelle, l'homme n'est que le reflet des lieux; c'est le théâtre qui fait l'acteur. Tel est le point de vue particulièrement d'un des interprètes les plus célèbres et les plus honnêtes de ce système, de Cabanis'. A ses yeux, cette influence des climats et des lieux est un fait tyrannique, omnipotent, hautement attesté par tous les êtres animés, par les plantes, dans lesquelles il retrouve les qualités de la terre et des eaux, par les animaux, qui, modifiés et façonnés sans relâche par le genre des impressions qu'ils reçoivent, sont, en quelque sorte, l'image vivante du lieu, de ses productions végétales, des aspects qu'il présente, du ciel sous lequel ils se trouvent placés, par l'homme enfin. L'homme, le plus souple de tous les êtres vivants, le plus susceptible de recevoir toutes les empreintes, présentera même avec les objets environnants une analogie plus frappante. « Il est, avait déjà

1 Des Rapports du physique et du moral de l'homme. Neuvième Mémoire.

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dit Hippocrate dans une phrase dont les vues de Cabanis semblent être le commentaire, il est parmi les hommes des races ou des individus qui ressemblent aux terrains montueux et couverts de forêts; il en est qui rappellent ces sols légers qu'arrosent des sources abondantes : on peut en comparer quelques-uns aux prairies et aux marécages; d'autres à des plaines sèches et dépouillées. Herder applique à la philosophie de l'histoire une pensée analogue, à travers de profondes différences. Herder n'est point matérialiste. Sa philosophie, à beaucoup d'égards, rappelle Spinoza et devance Schelling. Mais, partant d'un point de vue différent de celui de Cabanis en métaphysique, il arrive, en ce qui regarde le développement de l'humanité, à des conséquences en partie les mêmes. Tandis que le Napolitain Vico avait cherché la loi du développement de l'humanité dans le développement même de la pensée humaine, indépendamment du monde extérieur, Herder met l'homme dans une dépendance presque absolue de la nature, et semble absorber l'histoire dans la géographie. Montesquieu, auquel on a fait surtout l'honneur de la théorie des climats', est un génie infiniment plus réservé. Même lorsque, comme ici, il lui arrive d'abonder un peu trop dans son propre sens, il évite les dernières extrémités, et sait, quand il le faut,

1 C'est un honneur que Montesquieu partage au moins avec plusieurs de ses devanciers, malgré le fameux mot qu'il applique à l'Esprit des lois: Proles sine matre creata. Nous avons montré ailleurs la théorie des climats, exposée par le principal publiciste du seizième siècle, Jean Bodin. (Jean Bodin et son temps, Tableau des théories politiques et des idées économiques au seizième siècle, ouvrage couronné par l'Académie française.)

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