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flexion, fassent obstacle à un développement moral supérieur, au déploiement des vertus les plus délicates et les plus hautes. Autant il vaudrait prétendre que les causes qui diminuent le nombre des paresseux et des intempérants tendent à flétrir le désintéressement et à arrêter l'essor du dévouement chez les grandes âmes. Qu'on me permette de le dire, à propos de la propriété et de l'industrie dont nous plaidons, en face d'accusations répétées, la dignité morale, autant que les effets heureux sur l'homme et sur la civilisation; on me paraît se tromper gravement sur les causes du mal que l'on signale. S'il y a, en effet, moins de fermeté, de noblesse, d'élévation de nos jours, ce n'est pas l'aisance, ce n'est pas l'industrie qu'il faut accuser; elles y sont étrangères. La cause du mal est profonde. Un grand vide s'est fait dans la partie la plus divine de l'âme humaine. Ce vide, il serait insensé de soutenir que c'est l'industrie qui l'a fait il existait avant ses derniers progrès; les causes qui l'ont accru datent de loin; les unes sont purement philosophiques et tiennent à la situation même de l'esprit humain à qui manque une croyance, une foi supérieure, ou qui s'agite ou s'endort, faute de la trouver : les autres sont politiques et tiennent à l'état de la société. Si réellement quelque chose a fléchi, s'est abaissé dans l'homme moral, accusez-en ces révolutions successives qui ont si profondément troublé les cœurs, accusez-en le manque de principes en toutes choses. La cause du mal est là, non ailleurs. Et la preuve, c'est que, lorsque l'homme aperçoit clairement son devoir, on ne voit pas qu'il y manque plus que par le passé. Voilà pourquoi son dévouement n'a pas cessé d'être admirable

à la guerre : il n'éprouve là aucune perplexité sur le devoir à remplir, il voit le but, et il s'y dévoue.

On se plaint du manque de grandeur: que veut-on dire? Parle-t-on de la grandeur de l'humanité prise en masse? Parle-t-on de la grandeur intellectuelle qui appartient à l'individu? S'il s'agit de l'homme collectif, on peut affirmer qu'il n'a jamais été plus grand. L'industrie a sa grandeur propre, puisqu'elle représente les conquètes successives de l'esprit humain sur la matière. Mais quand, en outre, elle a pour double effet l'élévation du niveau dans un même peuple et le rapprochement des nations, alors elle ajoute à la puissance matérielle du fait la grandeur de l'idée. Le dix-neuvième siècle représente l'inauguration de la plus grande pensée générale qui ait jamais paru dans le monde, à savoir cette pensée que l'humanité a une destinée collective à poursuivre. Jusqu'alors les nations avaient suivi leur chemin dans un isolement systématique et sur le pied d'une hostilité réciproque. L'humanité commence à s'appliquer ce que Pascal avait dit seulement de l'homme intellectuel, considéré comme un seul être qui se développe continuellement. Elle s'est mise par l'organe des peuples les plus avancés à chercher en commun les moyens d'assurer ce développement, non plus seulement sous la forme des découvertes scientifiques transmises d'une main à une autre et s'accroissant sans cesse, mais sous toutes les formes, non plus seulement dans le temps, mais dans l'espace. Voilà pour ce qui regarde l'homme collectif.

On dit en revanche que les grands individus sont devenus plus rares, et on se hâte d'en conclure que c'est l'industrie qui en est la cause. Je voudrais qu'on s'expli

quát plus clairement. L'antiquité, le moyen âge, l'ère moderne ont eu, sans doute, de grands hommes, images à jamais glorifiées du génie humain. Ils représentent la civilisation dans ce qu'elle a de plus élevé. Mais il ne faudrait pas oublier, quand on nous les montre en exemple, que, s'il y a des grands hommes qui sont comme les points culminants de l'humanité, il y a aussi des masses qui en forment la substance et le fonds. Dans les républiques anciennes, plus des deux tiers des hommes, réduits à la condition d'instruments de travail, et vendus comme tels, étaient esclaves. Je ne voudrais pas, quand on compare les deux civilisations, que l'on parlât de ces choses comme d'un détail accessoire. Et il serait à désirer que, sans cesser d'admirer ce qui a droit à une admiration éternelle, chaque panégyriste, en se transportant dans ces anciens âges, osât s'avouer un peu plus qu'il y avait les plus grandes chances pour qu'il ne fût lui-même ni un Thémistocle, ni un Euripide, ni un Scipion, ni un Cicéron, ni même un homme libre, mais un de ces pauvres esclaves qui grattaient la terre ou tournaient la meule. Je ne veux ôter aucun de ses mérites même au moyen âge. Je consens à n'être frappé que des vertus chevaleresques des barons et non de leurs vices, je ne m'attache qu'aux personnifications héroïques ou saintes de cette époque d'une grandeur barbare; mais je ne puis pas ne pas entendre comme l'écho d'un long gémissement partant du sein des villes, et courant. dans les campagnes, que l'histoire, idolâtre des grandes figures, n'a pourtant pas étouffé. Je me transporte au dix-septième siècle. J'assiste en imagination aux drames de Corneille, aux comédies de Molière, aux oraisons de

Bossuet. J'ai soin de me placer en idée dans l'élite qui forme la cour. Mais Vauban m'apprend qu'il y a eu aussi dans cette glorieuse époque d'affreuses misères. La Bruyère me parle en frémissant de ces êtres abrutis répandus dans les champs, qu'il fallait, à ce qu'il affirme, regarder de près pour s'assurer qu'ils avaient une face humaine. Madame de Sévigné me parle presque en riant de ces pauvres paysans, dont on pend un ou deux, de temps à autre, pour je ne sais quelle cause frivole. J'avouerai qu'en présence de ces tableaux je n'ai pas la force de ne voir dans le monde que l'importance qui s'attache aux grandes personnalités, et que si l'homme me frappe en tant qu'il dépasse de la tête le niveau de ses semblables, l'homme en tant qu'homme me touche encore davantage. S'il était vrai que pour former une de ces statues sublimes qui dominent les siècles il fallût comme matière première l'esclavage, le servage, l'anéantissement moral et intellectuel du grand nombre, alors, avec regret, mais sans hésiter, je dirais : Périssent les grands hommes, mais que l'humanité ne périsse pas !

Heureusement cette alternative n'existe point. Le développement industriel qui ouvre une carrière à l'activité du plus grand nombre, et qui peut seul donner satisfaction à ses besoins, n'a rien qui s'oppose aux développements les plus élevés de la pensée et de l'art. Bien loin de là. Sparte, qui repoussa l'industrie et le commerce, n'a produit ni un savant, ni un artiste. C'est au contraire au moment de sa plus grande prospérité commerciale qu'Athènes a pu enfanter Phidias et Platon. Il a fallu les Médicis, c'est-à-dire, entendez-le bien, des marchands, pour susciter les œuvres des Raphaël et des Michel-Ange.

pu

On a cité parfois, en les opposant l'une à l'autre, l'Angleterre et l'Italie. On a dit que l'Angleterre, pays de l'industrie, se montre peu artiste, tandis que l'Italie, qui connaît peu le confortable, l'est au contraire à un degré si éminent. Resterait à savoir si la différence du climat et de l'organisation n'expliquerait pas mieux cette différence des deux peuples que la présence ou l'absence de l'industrie. Mais, acceptant la question posée en ces termes, je ferai une simple remarque. L'Angleterre, en même temps qu'elle produisait Watt et Arkwright, a produit dans Byron, sans compter toute une pléïade d'écrivains s'inspirant de la fantaisie, la poésie la plus rêveuse enfantant des types auxquels on a adresser plus d'un reproche, mais auxquels certes on n'a jamais reproché d'être plats et prosaïques. Quant à l'Italie, elle est vide, il est vrai, de ces industriels et de ces commerçants qui l'encombraient autrefois: d'où vient donc que Venise, depuis qu'elle a cessé d'être une république de marchands, ne nous montre plus de Titien? Faut-il rappeler, pour ce qui regarde la France contemporaine, que le lyrisme, c'est-à-dire la poésie à l'état le plus pur et le plus désintéressé, a pris son vol au temps même du plus grand essor industriel ? au milieu de quel enthousiasme, on ne l'a pas oublié. Osons le reconnaitre si les Leibnitz, si les Corneille, si les Lesueur ne naissent pas, ce n'est pas le public, c'est l'inspiration qui fait défaut. L'élément nouveau qui a pris enfin dans le monde une place légitime et jusqu'ici beaucoup trop sacrifiée ne les empêche pas de se produire. L'industrie, par ses progrès, en appelant plus d'hommes aux lumières, aux jouissances intellectuelles, et même

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