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mage d'une étude attentive à celui qui a donné à la science tant de pensées hautes et nouvelles, on revient avec joie à ces esprits qui ne se sont pas contentés d'exprimer l'ordre des lois générales, mais qui l'ont, en quelque sorte, fait revivre dans leurs écrits. Pour moi, j'en fais le sincère aveu. Plus étonné que séduit, je quitte Vico avec admiration et pourtant sans regret, pour retourner à ces génies plus simples, plus clairs de notre France qui font payer moins cher l'honneur de les comprendre et le plaisir de les admirer, à Bossuet, à Pascal, à Montesquieu.

DESTUTT DE TRACY

TRAITÉ D'ÉCONOMIE POLITIQUE

M. Destutt de Tracy est du petit nombre des penseurs qui ont envisagé les sciences, et en particulier les sciences morales, comme formant un tout dont les parties se tiennent étroitement, et qui se sont efforcés d'en reproduire l'ensemble. Le caractère dominant de ses écrits, c'est un enchaînement rigoureux les conséquences ne s'y séparent pas des principes, la politique de la philosophie. l'économie sociale d'une connaissance raisonnée de la nature humaine. Nous aurons donc à caractériser la philosophie de l'éminent publiciste par le côté qui importe à la société et par les applications qu'il en fait à l'économie politique.

Antoine-Louis-Claude Destutt de Tracy naquit le 20 juillet 1754. Sa famille était d'origine étrangère. Quatre frères du nom et du clan de Stutt avaient fait partie de la petite armée écossaise venue sous les ordres de Jean Stuart, comte de Douglas et de Buchan, pour défendre la France contre les Anglais. Fixés sur le sol

qu'ils avaient contribué à délivrer, ils reçurent, sous le roi Louis XI, la seigneurie d'Assay en Berri. M. de Tracy descendait du second de ces frères, dont la postérité acquit par alliance la terre de Tracy, en Nivernais. Fidèle à son origine, cette famille ne cessa pas de suivre la carrière militaire. Le propre père de M. de Tracy commandait, en 1759, la gendarmerie du roi à Minden, contre les troupes du duc de Brunswick. Percé de plusieurs balles dans cette journée désastreuse, il fut laissé pour mort sur le champ de bataille : découvert par un serviteur au milieu d'un monceau de cadavres, et rappelé à la vie, pendant les deux années qu'il survécut, il ne fit plus que languir. Héroïquement ferme devant la mort, il adressa ces paroles au jeune de Tracy, alors àgé de huit ans « N'est-ce pas, Antoine, que cela ne te fait pas peur, et ne te dégoûtera pas du métier de ton père?» En effet, après avoir achevé à Paris d'excellentes études et s'être formé à Strasbourg aux différents exercices militaires, M. de Tracy entra dans les mousquetaires de la maison du roi. A 22 ans, il était colonel en second du régiment Royal-Cavalerie. Son alliance avec une proche parente du duc de Penthièvre lui valut, vers 1778, le commandement du régiment de ce nom.

Envoyé aux États-Généraux, M. de Tracy siégea dans la Constituante près du duc de La Rochefoucauld et du général La Fayette, et s'associa par ses votes à toutes les réformes opérées par cette glorieuse assemblée. Nommé maréchal de camp par M. de Narbonne, en 1792, et placé à la tête de toute la cavalerie de l'armée du Nord, il obtint, quand survint le 10 août, de son chef le général La Fayette, lui-même à la veille de quitter la France,

un congé illimité. Il se retira à Auteuil avec sa femme et ses trois enfants. Là commença pour M. de Tracy une vie nouvelle. Le militaire devint philosophe. Buffon fut sa première étude. Ce maître puissant et aventureux l'intéressa vivement, mais sans le convaincre. Lavoisier et Fourcroy devaient mieux aller à son esprit rigoureux. M. de Tracy puisa chez eux sa méthode d'analyse. Il n'arriva qu'ensuite à Locke et à Condillac, ses maîtres directs en idéologie, nom qu'il devait donner à la philosophie réduite à l'étude des idées de l'esprit humain.

Bien que nous fassions peu de place, dans cet aperçu sur M. de Tracy, à la biographie proprement dite, nous devons en rappeler au moins les traits principaux. Un matin (c'était le 2 novembre 1793), M. de Tracy voit sa maison d'Auteuil enveloppée par un détachement de l'armée révolutionnaire que commandait le fameux général Ronsin. La visite domiciliaire que l'on fit chez lui n'amena la découverte que de notes de philosophie et de science fort inoffensives. Il n'en fut pas moins arrêté, conduit à Paris, écroué à l'Abbaye, puis, au bout de six semaines, transféré à la prison des Carmes. Sans se laisser autrement émouvoir, M. de Tracy continua en prison ses études philosophiques. C'est même là qu'il arrêta son système. Le 5 thermidor, pendant que se faisait entendre l'appel des prisonniers qui devaient être envoyés le lendemain à la mort, et aux noms desquels le sien pouvait être mêlé, il fixa sur le papier les principales idées de ce système si fortement lié, sans s'interrompre un seul instant. Rare et admirable exemple de philosophie pratique donné par une âme ferme et par un esprit

d'une trempe vigoureuse! Grâce à M. de Tracy, l'idéologie a eu aussi son Archimède.

Rendu par suite du 9 thermidor (mais seulement plusieurs mois après) à sa chère retraite d'Auteuil, il y reprit ses travaux, refusant, afin de s'y livrer en repos, l'offre séduisante pour un esprit entreprenant et curieux comme le sien, de faire partie de l'expédition d'Égypte. Les fonctions de membre et de secrétaire du comité d'instruction publique lui furent offertes, et il les accepta. Lié avec Sieyes, M. de Tracy approuva le 18 brumaire, croyant voir dans le premier consul la personnification même de la révolution maintenue et organisée. Nommé membre du sénat, il ne tardait pas à s'y signaler par l'indépendance de ses votes. En 1801 il publiait ses Éléments d'idéologie, et il était de la section de l'Institut consacrée à la philosophie, quand elle fut supprimée, en 1803, par un pouvoir qui n'aimait pas les idéologues. M. de Tracy publia vers la même époque sa Grammaire générale et sa Logique, chefs-d'œuvre d'analyse ingénieuse, de diction ferme et de raisonnement serré. Il se proposait d'y ajouter un Traité de la volonté et de ses effets, dont le Traité d'Economie politique forme la première partie, la seule qu'il ait écrite. En 1806, il mettait au jour son célèbre Commentaire de l'Esprit des lois, non pas toutefois en France, où le moment était peu propice; mais, gardant le secret sur cet écrit, il le prêta manuscrit à son illustre ami Jefferson, qui le traduisit en anglais et le fit enseigner au collège de Charleset-Marie. Dupont de Nemours, l'ayant lu neuf ans après, en fut enchanté, et pressa vivement d'en prendre connaissance M. de Tracy lui-même, qui s'excusa sur ses

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