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classes. L'aristocratie ne gouverne d'abord et ne gouverne seule que parce qu'elle seule en est digne. Quand le peuple sera plus éclairé, plus religieux observateur du droit, soyez sûrs que son jour ne se fera pas longtemps attendre, et que le règne du peuple se prolongera jusqu'au jour où, devenu injuste et tyrannique, il ira expier ses attentats sous le joug du despotisme, remède héroïque qui doit le détruire ou le régénérer. L'empire du monde échoit aux meilleurs, c'est Vico qui l'a dit. Il pourrait, conformément à ce principe et d'après tout son système, ajouter que ce n'est qu'aux meilleurs qu'il appartient de le garder longtemps.

C'est avec Vico que Dieu, le Dieu de la philosophie et de la raison naturelle, prend, pour ainsi dire, possession de la science historique. Entre le point de vue de Vico et celui de Bossuet, il y a cette différence que l'évêque chrétien cherche dans les volontés divines, manifestées par les livres saints, le secret de l'histoire, tandis que Vico le demande aux lois qui constituent l'essence divine, et par suite qui régissent le monde et l'humanité, cette double image où Dieu se réfléchit. La Science nouvelle est une démonstration de la Providence par l'histoire. C'est un nouveau point de vue ajouté à celui de Platon, qui arrive à Dieu par l'idée de l'ordre et du bien en général; à celui de Descartes, qui le découvre dans l'idée de l'infini; à celui de tous les philosophes qui ne l'avaient cherché que dans les lois physiques ou dans l'homme moral individuel..

De là dérive ce que nous considérons comme la conclusion la plus haute du système de Vico, son optimisme historique.

L'optimisme est fondé sur la conviction d'une puissance dont l'action est à la fois nécessaire et bienfaisante. Il ne signifie pas, selon l'explication vulgaire, que tout est bien, mais que tout tend au bien, et que ce que nous appelons le mal dans notre sagesse bornée n'est qu'un ressort utile de la grande pièce, un instrument de l'ordre général, et par là même un bien relatif. Toute croyance en Dieu, qu'elle se fonde sur la religion ou sur la philosophie, qui ne conclut pas à l'optimisme ainsi défini s'arrête, pour ainsi dire, en route; car dans la doctrine de l'expiation, le mal qui réhabilite est un bien, et dans la doctrine de l'épreuve, le mal est la condition même de la lutte dont l'issue doit être en définitive le triomphe de l'intelligence et de la moralité humaine. Vico relève constamment la nécessité et l'action bienfaisante des lois établies de Dieu. Tout grand événement et toute chose en général arrive à temps, et ne pouvait pas arriver autrement. Dieu agit au delà des prévisions humaines et souvent contre elles; il sait faire tourner au succès de ses desseins les efforts même destinés à les contrarier. Pour Vico, la douleur, la guerre, l'erreur, les superstitions, sont ou ont été un bien relatif, un aiguillon de progrès, un des moyens de la civilisation. Il a compris que dans ce royaume de la diversité, de la contradiction, la vérité ne se développe que sous l'impulsion de son contraire, que l'erreur n'est qu'un essai, un début plus ou moins heureux de la science, une science encore incomplète. Ce que Leibnitz a fait pour le monde et pour la philosophie en général, Vico l'a fait pour l'humanité et la philosophie de l'histoire en particulier; il a plaidé la cause de Dieu

devant cet athéisme historique qui ne voit dans le développement des nations que confusion et désordre, ou l'effet d'une nécessité toute physique et d'un aveugle destin. En ce sens on peut dire qu'un livre comme le sien ajoute à la religion du genre humain.

Tel est, dans quelques-uns de ses principaux traits, le système de Vico, système plus invoqué que connu. Ce système, son noble et intelligent interprète a pris soin de le décomposer avec une singulière finesse d'analyse qui semble à l'aise au milieu des plus abstraites questions. Un style concis dans son élégance, toujours élevé dans sa simplicité, distingue à un haut degré cette exposition philosophique, comme le choix heureux et piquant des détails et la grâce des sentiments relėvent tout ce qui est de pure biographie. L'auteur de l'introduction s'est attachée, suivant la méthode qui prévaut de nos jours dans la critique, à éclairer les écrits par la vie, l'auteur par l'homme. La jeunesse de Vico, son penchant dans ses premières études à tout ramener aux principes, ses neuf années de solitude, cette vie si pleine d'amertumes, sont racontés par Mme Belgiojoso avec un intérêt vraiment dramatique. Nous avons lu peu de pages plus émouvantes que celles où l'auteur nous montre Vico aux prises avec ses chagrins intérieurs, méconnu comme grand homme, malheureux comme homme. Inevitable influence des temps sur la conduite humaine! Étranges petitesses des esprits les plus grands! Ce Vico, si hardi comme penseur, nous avons regret à le dire, était faible et timide dans la vie, souvent même au-dessous de la dignité. Il compose une défense de Grotius; tout à coup il s'avise que Grotius

est hérétique; il retranche sa défense. Il écrit pour ou contre, et même pour et contre à prix d'argent, louant par exemple à outrance ou flétrissant les conspirateurs autrichiens de Naples, selon que leur parti est triomphant ou vaincu. Il passe deux ans de sa vie à composer l'éloge de Caraffa, de cet homme qui s'était chargé de tant d'atrocités en Hongrie. Vico louant Antonio Caraffa, pour obtenir dans sa misère quelques deniers, Corneille humiliant son génie devant un M. de Montauron, voilà des spectacles bien affligeants dans l'histoire des lettres et de l'humanité. Il vaut mieux reporter ces honteuses misères sur les temps qui les payaient. Vico mariait sa fille avec les ducats de Caraffa, et ce panégyrique, triste fruit d'un génie méconnu qui se rachetait par une faiblesse, recevait de Clément XI le nom d'histoire immortelle. Le grand Corneille devait à sa dédicace à Montauron le pain que le Cid et Cinna ne lui avaient pas assuré.

Le rôle de Vico est maintenant épuisé. Le dix-neuvième siècle l'eût deviné ou suppléé, s'il ne l'avait réhabilité. Aussi Vico a-t-il plutôt secondé puissamment un mouvement déjà donné qu'il ne l'a imprimé lui-même. Ce n'est que grâce à la dernière publication que nous savons avec précision ce qui lui revient dans les idées du siècle. Que Niebuhr ne soit à beaucoup d'égards que le disciple de sa critique historique; que la philosophie de l'histoire ait reproduit ses principaux points de vue; que la critique littéraire se soit inspirée de son esprit ; qu'il ait contribué à cette interprétation philosophique de la poésie, à ce goût des chants primitifs dans lesquels se trouve déposée la tradition populaire, à cet

esprit universel de comparaison qui met en rapport les diverses manifestations de la pensée humaine; enfin, à cet amour des formules qui, en bien et en mal, a caractérisé d'une manière si frappante cette première moitié de notre siècle : voilà des points hors de toute contestation et dont il est permis désormais à tout le monde de s'assurer par ses yeux.

Maintenant, pourquoi ne pas le dire? Ce livre de génie est un livre mal fait. Deux tons y choquent par leurs retours mal ménagés .Vico enseigne et discute, établit ses principes et réfute ceux de ses adversaires, passe du point de vue le plus général aux détails les plus minutieux, sans transition ni méthode. Le même homme qui a uni avec une force remarquable la synthèse et l'analyse, et qui, de cette union, a fait sortir la philosophie de l'histoire, donne dans tout l'excès de la synthèse et dans tout l'excès de l'analyse; il est nuageux et subtil. Si Vico eût mieux su marier l'analyse et le procédé synthétique, son livre y gagnerait au point de vue de l'art; c'est la confusion des deux méthodes qui a produit celle de son style. Tel que nous le possédons, l'illustre fondateur de la philosophie de l'histoire nous apparaît comme une des plus puissantes intelligences qui aient honoré l'esprit humain, comme une des plus étonnantes images de la pensée concentrée et repliée sur elle-même, mais non pas, tant s'en faut, comme un esprit sûr, ni, malgré de beaux passages, comme un grand écrivain. Voilà pourquoi on peut dire à la lettre qu'il gagne à l'exposition de son moderne traducteur, bien que cette exposition soit d'une fidélité fort exacte. Voilà pourquoi, après avoir rendu l'hom

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