Page images
PDF
EPUB

ici dans un développement excessif, je dirais que ces illustres citoyens n'étaient ni plus ni moins coupables de mettre un haut intérêt à leurs capitaux que ne le sont en tous pays les commerçants de vendre à un prix élevé des marchandises devenues rares, ou que ne le sont aujourd'hui, au point de vue du droit strict, nos propriétaires de maisons de louer leurs appartements au taux élevé qu'y met l'état du marché. Encore est-il vrai de dire que nos propriétaires n'ont à se couvrir d'aucun risque comparable à ceux qu'on courait en prêtant ses capitaux aux temps de Marius et de César. Au surplus, sans nous étendre davantage sur un sujet qui tient pourtant assez de place dans le livre dont il est ici question, nous ne voulons faire qu'une objection aux historiens qui, comme M. Alexandre Monnier, accusent l'usure chez les Romains de tous les maux que, suivant nous, il faut attribuer à la rareté du capital. Nous supposons qu'on eût dit à ces débiteurs, d'ailleurs fort à plaindre, qu'ils étaient tenus quittes de l'intérêt, et qu'ils eussent seulement à rendre la somme, quelle figure, nous le demandons, auraient-ils faite? Le législateur le sentait si bien que, quand le mal était extrême, il recourait à une mesure beaucoup plus radicale que l'abolition de l'usure, il abolissait la dette.

Nous avons dit que le livre de M. Monnier, qui abonde en précieux renseignements sur presque toutes les époques, n'était pourtant pas aussi complet qu'il serait à désirer. Les érudits ne se montreront qu'à demi satisfaits de ce qui regarde l'antiquité et se demanderont si des recherches plus approfondies n'eussent pas donné lieu à des résultats plus nombreux, sans sortir du sujet sévèrement circonscrit. Quelque curieuses et bien choi

sies que soient les citations tirées des Pères, quelque intérêt qu'il y ait à suivre M. Monnier dans le tableau qu'il retrace des premiers efforts charitables de la société chrétienne, cette ère nouvelle ou plutôt commençante de l'assistance véritable, on peut considérer le sujet comme n'étant pas encore épuisé. A mesure qu'il se rapproche de 1789, l'auteur offre moins de lacunes. On lira avec beaucoup de fruit l'exposé de ce qu'ont fait bien plus tard, dans une vue d'assistance, Charlemagne, saint Louis, François 1er, Henri II, surtout Louis XIV, enfin le bienfaisant et infortuné Louis XVI. Les discussions et les mesures auxquelles l'assistance a donné lieu pendant la Révolution française sont traitées avec une richesse de faits et jugées avec une indépendance qui décèlent un esprit instruit et élevé. Nous regrettons beaucoup que l'auteur, qui poursuit pour les autres contrées son enquête jusqu'à ces derniers temps, s'arrête pour la France après la Révolution. Pour en finir avec la critique, je pense que le parallèle entre la charité privée et l'assistance par l'État ne suffit pas au sujet que l'auteur a entrepris de traiter. La charité exercée par l'individu ou par des associations présente aussi des formes défectueuses qui entraînent les mêmes inconvénients, ou à peu près, que l'assistance publique. Il faudrait distinguer nettement entre les formes que la charité libre peut adopter, les classer, les comparer et juger de leur valeur par l'histoire. Une histoire de l'assistance qui veut être satisfaisante de tous points suppose une théorie de l'assistance arrêtée dans toutes ses parties. A ce prix seulement, l'ouvrage de M. Monnier aurait eu toute sa portée. Tel qu'il est, il en a une véri

table et se recommande par un mérite très-solide, par un savoir étendu, par des détails pleins d'intérêt, par un amour éclairé du bien, par une expression noble et ferme. C'est plus qu'il n'en faut pour faire lire un ouvrage avec profit et avec attrait.

VICO

LA SCIENCE NOUVELLE'

I.

La philosophie de l'histoire, telle que les modernes la comprennent, c'est-à-dire comme la recherche d'une formule applicable au développement de l'être collectif appelé nation ou genre humain, est une science récente, je dirais presque contemporaine. Son existence date d'un siècle, mais c'est depuis peu que son influence est réelle et son nom même répandu. Mise au monde par Vico sous le titre ambitieux, quoique légitime, de Science nouvelle, l'Italie la méconnut.

Moins d'un demi-siècle après, dans notre France, deux hommes poussés par l'esprit de leur temps, mais en avant de cet esprit même, se posent d'une manière plus large les questions que Vico s'était adressées, et du même coup ils agrandissent le problème et la solution. « Comme les nations, le genre humain, lui aussi, ne poursuivrait-il pas une fin qui lui fût propre, une com

1 La Science nouvelle de Vico, traduite pour la première fois en français et précédée d'une Introduction par la princesse C. Trivulce de Belgiojoso.

mune destinée? Le passé ne pourrait-il fournir une base à l'induction pour nous élever à la conception de l'avenir? » Un jeune homme de vingt-trois ans, encore sur les bancs de la Sorbonne, mais doué dès lors d'une haute puissance de réflexion, et mêlant à ce que la philosophie du dix-huitième siècle contient de libéral et de fécond les éternels principes de l'Évangile, Turgot jette, dans une imposante esquisse, des idées qui resteront le fondement même de la philosophie de l'histoire et le programme prophétique des destinées du genre humain.

Sur les traces de Turgot, un penseur généreux, Condorcet, philosophe devenu tribun sans avoir eu presque à changer de rôle, esprit plus élevé que sûr, âme énergique, mais imagination aventureuse, appliqua de son côté à l'étude historique de la société la loi du progrès.

Cette grande pensée du progrès universel pour la première fois promulguée, quel succès l'accueillit d'abord? celui que la Science nouvelle avait rencontré en Italie. L'ouvrage de Turgot, fut à peine remarqué, simple thèse ingénieuse, aux yeux des doctes théologiens devant lesquels il fut lu pour la première fois; et, pour qu'il obtint même de nous la justice, encore trop incomplète, qui lui est rendue, il fallut que la renommée de l'économiste servit de passe-port au philosophe.

Il n'entre pas dans notre pensée, à l'occasion de ces esprits d'élite et particulièrement au sujet de Vico, de faire le procès aux pays et aux temps qui les ont laissés passer, pour ainsi dire, sans les voir. On a déjà trop abusé de cette thèse des grands hommes méconnus pour que je sois tenté ici de la reprendre à mon tour. Qui pourrait s'étonner que Vico n'ait pas été compris

« PreviousContinue »