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faut, un silence qu'on pouvait mal interpréter. D'autres y répondaient faiblement. Quelques-uns allaient jusqu'à reconnaître dans la propriété une usurpation primitive et toujours nécessaire, qui se légitimait par ses bienfaits. Manière peu sûre de défendre le droit que de commencer par le nier. C'est l'honneur de l'esprit humain sur ces questions vitales, qui touchent aux bases mêmes des institutions, de ne pas se contenter des raisons tirées de l'utile; il lui en faut de plus relevées et de plus rigoureuses pour le satisfaire. Il lui semble même que ce n'est pas seulement la dignité de sa haute nature, mais que c'est aussi un simple calcul de prudence qui lui interdit de s'y borner trop exclusivement. Avec les raisons qui s'empruntent de l'utilité générale, on ne ferme pas suffisamment la carrière aux utopies et aux révolutions; car qui empêche que ce qui a été utile, même pendant des siècles, ne puisse cesser de l'être? C'est d'ailleurs trop souvent le caractère de l'utile de donner lieu à des interprétations très-diverses; non que l'utile n'ait aussi ses lois, et qu'il ne présente un élément stable, sans lequel le monde serait livré au désordre; mais il faut un long temps pour le reconnaître, pour en faire une description exacte, et il ne lui est pas donné, alors même que ce travail est accompli, de rallier aisément tous les esprits et de soumettre toutes les résistances. Il en est autrement du droit: il parle à l'homme un langage plus clair; ses règles sont moins lentes à découvrir, la justice n'étant pas le résultat d'une expérience acquise au prix d'essais multipliés et souvent douteux, mais une intuition spontanée de la conscience et comme une partie de cette lumière naturelle dont il a été dit « qu'elle éclaire

tout homme venant en ce monde. » Ce n'est donc pas seulement par l'utile, quoique l'utile y joue un si grand rôle, que la propriété doit être défendue. Si quelqu'un persistait à fermer les yeux sur les inconvénients d'un pareil mode d'apologie entrepris en dehors de l'idée du juste, je me permettrais de citer l'exemple récent d'un éminent économiste, que l'Europe savante regarde à juste titre comme le glorieux successeur dans son pays des Adam Smith et des Malthus. M. John Stuart Mill, lorsqu'il en vient à parler de l'avenir de la propriété', se montre sur ce point d'une hésitation qui étonne. Le savant écrivain n'est pas bien sûr, il le déclare à plusieurs reprises, que le communisme, à l'aide de perfectionnements qu'il croit possibles, ne sera pas un jour le régime des sociétés civilisées. Une vue plus nette du droit éternel aurait épargné à M. Mill une pareille incertitude. Si, après cet exemple illustre, l'économie politique ne comprenait pas tout ce qu'il y a de périlleux à se contenter des raisons prises dans l'intérêt privé et même public, quand elle pose et discute ses propres bases; si elle ne sentait pas le devoir impérieux qui s'impose à elle de se rattacher de plus près au principe de la justice, qui ne varie point selon les temps et au gré des volontés changeantes des hommes, il faudrait mal augurer du succès de ses enseignements; car ce n'est pas seulement, comme je viens de le dire, la dignité de l'esprit humain de ne se laisser pleinement convaincre que par les principes, telle est aussi sa nature qu'il n'est vivement intéressé que par eux. Si, dans les enseignements qu'on lui donne sur les destinées sociales, il n'est question ni de justice, ni de droit, ni 1 Prncipes d'Économie polit., t. I, liv. II, ch. 1.

de quelque chose qui ne soit pas purement matériel, ou si ces immortels principes, vers lesquels tout ce qui pense et sent ne cesse pas d'avoir les yeux levés, n'y figurent pour ainsi dire qu'accessoirement et par grâce, alors comme s'il ignorait ce qu'on veut lui dire, il se détourne et passe son chemin.

L'importance qu'il y a pour l'économie politique à s'appuyer sur une théorie de la propriété très-nette et très-solidement assise est, à mes yeux, une nécessité de premier ordre. Je crois qu'il suffit, pour en demeurer convaincu, de jeter un simple coup d'œil sur ses principaux éléments: la production, l'échange, la valeur. La production suppose une appropriation préalable, et l'échange ne porte que sur des objets appropriés. Ce qui n'est pas une propriété peut avoir sans doute une immense utilité, comme l'air, la lumière et l'eau, mais n'a pas de valeur proprement dite, et à ce titre échappe aux prises de la science, comme tout ce qui est vague et indéterminé. Celui qui, après avoir traité des phénomènes économiques, se décide à peine à nommer la propriété, me paraît faire comme l'astronome qui, dans le tableau des cieux, omettrait le soleil. Ce n'est pas, en effet, une pure métaphore de dire que la propriété est à l'ordre économique ce que le soleil est à notre monde. Celui qui se fait d'elle une idée juste et complète ne tarde pas à reconnaître qu'elle est le point central autour duquel gravite tout le reste.

Un tel sujet, on peut le voir, s'il a ses racines dans la philosophie du droit, touche à la législation par ses développements. On ne s'en plaindra pas, je l'espère. Les sciences sociales ne sauraient que perdre à rester isolées.

Si l'analyse, qui seule réussit à les constituer et à assurer leurs progrès, leur interdit de se confondre dans le sein d'une vague et ambitieuse unité, la synthèse leur fait un devoir d'autant plus rigoureux de s'unir entre elles par d'étroits rapports qu'elles ont de communs principes et de nombreux points de contact. Un double danger menace les sciences morales et politiques quand elles s'isolent un esprit d'exclusion d'abord, qui les rend étroites, ombrageuses, injustes à l'égard de leurs voisines; ensuite, par cela même qu'elles continuent à faire route à part, sans vouloir jamais se rencontrer ni se connaître, des divergences qui ne tardent pas à devenir des contradictions. La question de la propriété en est la preuve. Les philosophes, les jurisconsultes, les économistes, indépendamment des divisions qui règnent dans le camp de chacun de ces ordres de penseurs et de savants, lui assignent trois origines différentes. La liberté de la personne humaine, qui s'applique aux choses et les fait siennes, le droit du premier occupant, le travail, voilà la triple explication du principe de propriété; et, pendant bien longtemps, on a paru à peine soupçonner qu'entre ces trois explications il y a un accord possible et même, je le crois, facile. Aussi qu'en est-il résultẻ? C'est que des sophistes habiles, se donnant comme une récréation le spectacle des antinomies de l'esprit humain, ont mis les docteurs en opposition flagrante, et ont fini par conclure de leurs querelles que c'était la propriété qui avait tort.

La propriété foncière, objet principal de ces attaques, tout en nous occupant beaucoup par l'importance et le nombre des questions économiques qu'elle

soulève, n'est pas la seule qui doive nous occuper. Il y a des propriétés qui, pour ne s'être incarnées ni dans le sol, ni dans ce qu'on a coutume d'entendre par objets mobiliers, sont néanmoins respectables, de même que, pour être nouvelles dans le monde, elles n'en sont pas moins légitimes; telle est, par exemple, la propriété qui s'attache à un dessin, à une composition musicale, à un livre. Je me suis servi de cette expression : nouvelles dans le monde. Qu'on ne se hâte pas de voir dans ces mots une contradiction avec l'idée que la propriété est un fait naturel et qui, en cette qualité, pourrait sembler au premier abord immobile et non susceptible d'extension. Il n'y a pas de pareils faits dans le monde. La liberté et la justice sont assurément des principes naturels, mais les applications qui en sont tirées n'en sont pas moins progressives. Immuable en son essence, le droit est perfectible dans ses formes. L'homme ne l'a pas inventé, mais il y fait des découvertes. Il en est du droit comme des vérités mathématiques, qui subsistent tout entières en dehors de l'intelligence humaine qui les conçoit, mais qui ne sont connues que peu à peu. Il est sans doute loisible à chacun de contester ces vérités primordiales de droit naturel; mais eût-on l'esprit de Montaigne ou la logique de Hobbes, on ne parvient pas sérieusement à les ébranler.

Ce qu'on oppose à la démonstration du principe de propriété fondé sur le droit, c'est non-seulement l'insuffisance, objection que nous aurons à apprécier, mais la divergence des explications qui en ont été présentées. Le droit, dit-on, le véritable droit donne lieu à moins de systèmes. Mais s'il était prouvé que ces systèmes

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