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nissaient tous les avantages du commerce d'argent et de marchandises... Tous les peuples ont cru de tout temps que le commerce des particuliers même faisait la plus grande richesse d'un État. Que doit-on penser d'un État qui fait le commerce en corps, sans l'interdire néanmoins aux particuliers? » Offrant son papier à ceux qui voulaient une monnaie circulante, ses actions à ceux qui voulaient un placement, la Banque devenait comme le grand organe central de la production et de la distribution des richesses. Tel était le système que Law vint proposer dans un moment de détresse générale et de désespoir.

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Et, chose inouïe, qui ne s'explique que par l'excès de cette détresse même du pays, ce système fut appliqué, en partie d'abord, puis dans son entier. Tant que Law se borna à l'établissement d'une banque ordinaire, il eut un succès prodigieux, incomparable dans les fastes du crédit. Avec un capital de six millions, il émit pour cinquante millions de billets. C'est ce succès même qui tourna la tête à la nation et qui entraîna le régent.

Je renvoie aux récents travaux de M. Cochut et de M. Levasseur, faisant suite au beau Mémoire de M. Thiers sur Law et à la Notice de M. Daire, ceux qui voudraient se remettre en mémoire les étranges péripéties de cette grande aventure qu'on pourrait appeler, tant les circonstances qu'elle présente ont un air de fable, l'âge mythologique du crédit. Ils y verront comment cette immense machine, forgée à coups de décrets et pièce à pièce, s'affaissa sous son propre poids, entraînant avec elle une grande partie de la fortune publique, qu'elle avait contribué néanmoins à rétablir; car

Law avait commencé par faire beaucoup de bien effectif à l'industrie et au commerce, qui avaient pour ainsi dire soif de crédit; il eut le tort seulement de le leur verser pour ainsi dire, comme, selon l'expression de Platon, les démagogues versent au peuple la liberté « jusqu'à l'ivresse. »

On se demande, après qu'on a lu les derniers historiens du système, quelle a été, somme toute, son influence sur

le

pays. J'hésiterais à faire à une telle question une réponse uniforme. Nous croyons qu'il faut distinguer l'influence économique, l'influence morale, l'influence sociale, influences jusqu'à un certain point solidaires, mais pourtant diverses.

Au point de vue économique, l'influence de Law paraît avoir été mêlée de bien et de mal. On peut se demander s'il a plus contribué à vulgariser le crédit en en faisant pénétrer les habitudes dans des provinces même reculées, qu'il ne l'a dépopularisé par l'effroi que le souvenir de sa chute a laissé dans les esprits. Nul doute pourtant qu'il n'ait donné un immense essor aux affaires, ranimé ou créé l'industrie dans des localités entières, et que de grands travaux qui subsistent encore n'aient été entrepris sous ses auspices. N'oublions pas que lorsqu'une débâcle a lieu, comme celle qui a enseveli le système, ceux qui crient ce ne sont pas les heureux, mais les victimes, même quand elles sont en plus petit nombre.

Au point de vue moral, l'influence de Law a été désastreuse. De lui date la rage de s'enrichir autrement que par le travail, moyen trop lent et réputé insuffisant; de lui datent en partie les besoins d'un luxe raffiné et des faciles jouissances qui firent alors irruption avec une

violence inouïe; de lui date la fièvre du jeu : elle survécut au système, se donna carrière pendant le visa qui lui succéda, et, privée de l'un et l'autre aliment, enfanta la roulette, qui, établie en 1723, n'a été supprimée qu'en 1830, on sait avec quelle peine.

Que dire de l'influence du système au point de vue politique et social? J'affirmais en commençant que le système marque une ère nouvelle. Il n'y a pas en effet d'épisode plus caractéristique d'une nouvelle ère que la rue Quincampoix. C'est là un drame tout moderne, drame de la hausse et de la baisse auquel tout un peuple est suspendu haletant. Les laquais et les princes s'y mèlent et s'y coudoient, tout comme dans une pièce romantique, ou plutôt comme dans la société moderne ellemême, dans laquelle les conditions sont égales devant les chances bonnes ou mauvaises de la spéculation. On a

dit

que Law avait ainsi contribué à l'égalité civile. Ce jugement est peu exact. L'égalité que nous a donnée Law est celle d'un bureau de loterie. Je me refuse à y voir rien de commun avec l'égalité civile. Pour qu'une telle œuvre, si sérieuse, si grande, si sacrée fût établie, il fallait autre chose que l'avilissement passager de la noblesse qui se dégrada trop souvent à servir de cour à ce tout-puissant étranger: sans nier de quelle utilité le crédit fut plus tard à la bourgeoisie, il fallait autre chose que des chiffons de papier hypothéqués sur le hasard, et, comme on le disait dès lors, sur les brouillards du Mississipi; il fallait le travail, les capitaux réels, la supériorité de lumières du tiers état et toute une révolution écrite dans les lois. Si donc, comme influence économique et morale, le système

paraît avoir eu un contre-coup qui dure encore, comme événement social, c'est-à-dire dans son action sur l'avenir et sur la situation réciproque des différentes classes, on peut croire qu'il n'a été, à peu de chose près, qu'un météore. A ce titre, ce n'est plus que dans l'histoire qu'il est possible de suivre encore sa trace néfaste, mais fugitive.

DE

L'ABBÉ DE SAINT-PIERRE

I.

L'abbé de Saint-Pierre n'a guère laissé qu'un nom qui rappelle une grande pensée et un rêve généreux ; son œuvre semblait condamnée sans rémission à l'oubli, cette paix perpétuelle des écrivains ennuyeux. Un économiste de mérite, qui est en même temps un écrivain habile, M. de Molinari, a entrepris d'arracher à cet oubli si profond et en apparence irrévocable ce qui, dans les trop nombreux écrits de l'abbé de Saint-Pierre, paraît le mieux mériter de survivre. Affrontant trente ou quarante volumes diffus, confus, fatigants, dans lesquels il semble que l'auteur ne veuille jamais lâcher ses arguments et ses lecteurs sans les avoir poussés à bout, il en a extrait un volume de moyenne étendue qui risquerait encore peut-être de nous paraître long, si le commentateur n'avait soin de mêler souvent au texte d'utiles et

d'ingénieuses remarques'. Le principal tort de l'abbé de

1 L'abbé de Saint-Pierre, sa vie et ses œuvres, par M. de Molinari, un vol. gr. in-18 (Bibliothèque et Sciences morales et politiques), publié par Guillaumin.

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