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convient n'offre aucune stabilité? Je n'apprendrai rien à personne en disant qu'il y a telle plante qui, depuis le commencement du monde, est pour l'homme un remède, telle autre un poison; que telle conduite est utile ou funeste dans ses effets, quel que soit le degré de latitude. En matière d'utilité même, la variabilité est l'exception, bien loin d'être la règle. S'il en était autrement, le monde serait livré au désordre. Nous reconnaissons qu'il y a des différences de peuple à peuple, de climat à climat, de race à race, d'époque à époque. Les principes se modifient en s'appliquant. Il faut savoir tenir compte des frottements comme des résistances. Cela est vrai en dynamique, vrai en morale, vrai en tout. Mais par cela seul que l'idéal ne se déploie pas dans le monde d'une manière absolue et ne s'applique que successivement et lentement, il serait déplorable que l'on se crût fondé à dire qu'il n'y a pas de principes.

D'autres, avec plus de logique, se sont chargés de tirer les conséquences de cette assertion, qu'il n'existe pas de lois économiques. Ils en ont conclu l'omnipotence du législateur investi du droit souverain de régler les conditions du travail et de l'échange. Conclusion déplorable au point de vue purement théorique, car elle nie l'ordre naturel des sociétés, conclusion en outre infiniment peu rassurante! Elle inspire les Mably, les Morelli, les Robespierre; elle anime leurs modernes successeurs. Le monde économique est arbitraire. L'homme dispose à son gré de cette matière inerte qui se prête à toutes les formes. Dès lors, soyez assurés que les artistes qui tirent ce droit de leur génie ne manqueront pas pour le tailler à leur guise.

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On le voit nulle proposition n'est plus pleine de péril, nul principe plus révolutionnaire que cette négation d'un ordre économique naturel, permanent et inviolable. On se flatterait en vain d'y échapper. Du moment qu'il n'existe pas des lois auxquelles la sagesse humaine consiste à se conformer, le bonheur des nations est mis par là même au concours de l'esprit d'utopie; le bien public à faire est une proie qu'on se dispute; et, au milieu de mille interprétations contradictoires sur la manière de reconstruire, il n'y a qu'un point sur lequel on s'accorde : c'est la destruction préalable.

II.

Il est temps de faire un pas de plus ces lois et ces bases du monde économique, nous devons au moins les indiquer. Considérons d'abord ce monde en lui-même; nous verrons ensuite s'il ne repose pas sur des principes d'une certitude et d'une valeur au-dessus de toute controverse. Au risque de paraître bien élémentaire, force nous est de remonter un peu haut. Le temps n'est pas loin où les assemblées politiques retentissaient de discussions qui semblaient ramener l'homme au berceau même des sociétés, où le droit de cueillette et de pâture était mis à l'ordre du jour. Mauvais signe pour la politique, quand elle se voit obligée ainsi à scruter jusqu'aux racines. Mais ces questions primordiales, il est de la destinée de la science de les agiter éternellement. Il s'en faut d'ailleurs que ces préjugés anti-économiques, qui ont produit tant d'erreurs sociales et fait tant de mal, aient disparu. En les combattant au nom des principes, nous sommes sûr d'être au cœur même de notre sujet.

Toute société poursuit un idéal : idéal moral, politique, religieux, artitisque, industriel, suivant les diverses fins de l'homme. Les règles abstraites du bien en soi, les formes de l'État, les idées de l'homme sur Dieu, les préceptes du beau, ne sont pas de notre domaine. Le monde économique, qui a aussi sa grandeur, et qui touche à tout le reste, par le travail, cette condition de toute production, et par l'échange, cette forme universelle de la sociabilité, le monde économique se reconnaît à ce signe distinctif, la valeur. Or, à envisager la société sous ce rapport, voici ce que l'analyse la plus simple nous découvre. Le but de l'association industrielle, c'est le bien-être; le moyen d'arriver à ce but, c'est l'effort; le ressort qui y pousse, c'est l'intérêt ; le principe qui introduit l'ordre dans les relations, c'est la réciprocité des services. Dans ce monde de l'industrie, en effet, l'homme ne saurait être conçu que par une supposition momentanée dans un état d'isolement. Il faut remonter jusqu'à la nuit de l'état sauvage pour retrouver ces temps où le producteur et le consommateur se confondaient pour ainsi dire en un même individu accomplissant tous les travaux nécessaires à la vie humaine réduite aux satisfactions les plus élémentaires et consommant seul tout le fruit de son travail. Mais rejetons loin de nous cette chimère. La famille est contemporaine de l'humanité. A l'ombre de la forêt primitive, alors que commençait à peine l'œuvre industrielle, c'est-à-dire cette lutte héroïque, incessante contre la nature, poursuivie d'abord avec de si faibles instruments, on se figure déjà la tâche quelque peu partagée; on se représente la sagesse plus expérimentée du père s'aidant de la vigueur physique

de ses fils, tandis que la femme prépare les aliments et vaque aux soins intérieurs. Avec la tribu, l'association fait un pas de plus. C'est ce besoin d'aide réciproque qui, dès lors, enfante les premiers rudiments de la division du travail. Dans ce temps même où la chasse est l'état de l'humanité, tous ne sont pas chasseurs, ou ne le sont pas exclusivement. Il est déjà des hommes à qui les choses font entendre un mystérieux langage, à qui parle l'idée du divin, de l'infini; le ciel se révèle par leurs bouches; ce sont les prophètes et les prêtres, représentants inspirés de la religion qui s'essaye. D'autres observent la vertu cachée des plantes et leurs effets sur les maladies; ce sont les médecins de la tribu. D'autres encore ont reçu en partage cette rectitude naturelle de raison, cette droiture de cœur, qui font les sages et les justiciers. On les consulte, on les prend pour arbitres des querelles qui s'élèvent. Il en est d'autres, enfin, dont le corps est faible, ou à qui manque cette sûreté de coup d'œil nécessaire au chasseur, mais qui sont doués de l'adresse des doigts. Ils fabriquent des armes, des outils. Dans la chasse même, le conseil, la ruse, la hardiesse, la force, la pénétration plus ou moins vive de l'ouïe, de l'odorat, de la vue, enfin la hiérarchie des supériorités naturelles qui se classent d'elles-mêmes, aussitôt que quelques hommes se trouvent réunis ensemble, décident des occupations et en établissent le partage. Ces germes n'ont pas cessé depuis lors de se développer. Dans nos sociétés avancées, et elles ne le sont que grâce au progrès des faits que nous esquissons; la division du travail et l'échange se ramifient à l'infini. L’individu qui nous apparaît presque dans la vie sauvage, selon

l'expression de Rousseau, comme un tout solitaire, n'est plus aujourd'hui qu'une fraction d'autant moins importante que la société dont il fait partie est plus considérable. Sa supériorité et sa dépendance se sont accrues en même temps. Comme producteur, il n'est que l'humble anneau d'une chaîne immense; comme consommateur, il attend tout ou presque tout de ses semblables. Jadis faible et impuissant devant la nature, il l'est devenu devant la société. Heureux échange! car cette société, à condition qu'il ne lui manque pas, ne lui manquera pas à son tour; si chacun a besoin de tous, il n'est pas moins vrai que tous ont besoin de chacun. On demande comment ayant l'intérêt pour base, l'intérêt qui se confond aisément avec l'égoïsme, et dont il est facile de signaler les divergences et les excès, cette société ne se dissout pas. La science économique fait voir que l'intérêt même sert à la conserver. Non-seulement l'intérêt lui communique le mouvement, y entretient la vie, y suscite les perfectionnements, mais il contribue à y mettre de l'ordre. En effet, chaque intérêt particulier est tenu de faire agréer ses services par la masse des hommes. Dans cette société, toutes les fois que le dol et la violence ne s'imposent point à elle pour en troubler le cours, les produits du travail ne trouvent à se placer que si le producteur a su les mettre en rapport avec les besoins et avec les ressources du public, et leurs vendeurs ne consentent à s'en dessaisir que s'ils obtiennent l'équivalent en retour. Cette attention donnée aux besoins généraux, à l'état du marché, ce débat qui s'établit entre les parties contractantes sur le prix qu'elles mettent à leurs services, ne sont-ce

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