Page images
PDF
EPUB

moins à une usurpation qu'une alliance, et l'on peut, sans effacer les limites naturelles qui séparent l'économie politique et la morale, constater entre elles des rapports qui ne sont pas moins indiqués par la nature des choses. Ces rapports sont-ils douteux? Un regard d'ensemble jeté sur le monde moral et sur le monde économiqne suffirait pour convaincre de leur réalité. Mêmes lois les régissent car ce monde industriel, qu'on se plaît à représenter comme l'anarchie même, a aussi ses lois. L'idée qui domine et qui gouverne le monde moral, c'est la justice. Le monde économique n'est que la mise en œuvre de ce grand principe. Le travail y trouve une récompense dans un accroissement de bien-être, de richesse; l'inertie, l'imprévoyance et le vice y sont châtiés. A côté de cette belle loi de la justice, qui mesure la rémunération au mérite, le monde moral nous en découvre une autre, indestructible et mystérieuse, la solidarité, qui se manifeste par la puissance de l'exemple, par l'échange des idées, par les transmissions héréditaires au sein des familles et des races. De même, dans le monde économique, le fils hérite de la fortune ou de la misère paternelle, les peuples profitent de leurs mutuelles découvertes et de leurs mutuels produits. Heureux s'ils n'attestaient pas encore la solidarité qui les lie, en se blessant eux-mêmes des coups destinés à autrui! La morale, sauf dans le cas de légitime défense, condamne la guerre. Or, calculez toutes les valeurs que la guerre a détruites; calculez celles qu'en Europe la crainte seule de la guerre anéantit chaque année. De même encore, la morale réprouve l'esclavage. Eh bien! si l'esclavage est un crime, comparé à la production libre, il est aussi un déficit.

[ocr errors]

On accuse notre siècle de placer dans le développement de la richesse matérielle et dans la jouissance à tout prix le but unique de la vie humaine. En tout cas, il ne conviendrait pas de rendre l'économie politique responsable d'une telle idolâtrie. Non-seulement elle sait que ce développement n'est qu'une des faces de notre nature et un des côtés de la civilisation, mais elle enseigne qu'il tient lui-même à des conditions d'un ordre supérieur, règles de son accroissement normal et de son cours régulier. Elle montre le fait moral se mêlant constamment au fait économique, présidant presque toujours même à sa naissance.

Envisagés à ce point de vue, le capital et le travail ne sont pas des faits rigoureusement primitifs. Ils supposent la volonté et l'intelligence de l'homme, aussi bien que les besoins de notre nature physique et morale. Cherchez à expliquer le travail sans le libre arbitre, sans la prévoyance, vous n'y parviendrez jamais. Il est vrai que certains réformateurs ont prétendu que l'homme travaille par instinct, par attrait, comme le castor et l'abeille. Il serait beaucoup plus exact de définir l'homme un être par nature et par goût essentiellement paresseux. Son activité ne devient régulière et féconde, productive, en un mot, que s'il la concentre et la dirige au prix de bien des efforts. On répète aussi que si l'on retranchait les besoins que la civilisation développe, on retrancherait du même coup l'industrie et ses progrès. Rien de plus vrai assurément. Mais la supprimerait-on moins en retranchant l'empire de soi? Quiconque veut produire doit se posséder. Or, ce principe qui peut ainsi se posséder, se gouverner, s'appliquer à la production,

c'est le principe moral. Voilà le véritable créateur de la richesse. Tout dépend de lui au début, et continue à en dépendre. Est-il insouciant et faible, sans ressort, sans lumières, sans désirs? Production nulle ou misérable. Est-il corrompu? Désordres dans la production, perturbations plus graves encore dans la distribution des produits. Au contraire, supposez-le énergique, éclairé, maître de lui-même : il agit et se développe, et cette action c'est le travail, ce développement c'est la richesse. Que si, enfin, il croit à la justice et la pratique, s'il puise ses inspirations dans une morale généreuse, la distribution des produits s'opérera suivant l'équité et non au gré de la violence.

Le principe moral nous a donné cet indispensable agent de la production qu'on nomme le travail. Le capital n'est-il qu'un fait matériel?

Avant de faire un pas de plus, qu'on nous permette de nous arrêter un instant. On oppose le capital et le travail; on les peint sous les traits de deux ennemis acharnés. Supposez donc que nous leur découvrions dans le même principe une origine identique. Alors, sans doute, la preuve de leur parfait accord ne serait pas complétement acquise; mais n'y aurait-il pas lieu d'en augurer favorablement?

Le travail ne saurait se passer de matières et d'instruments. Nous empruntons celles-là au dehors : ceux-ci, nous les trouvons à la fois en nous et hors de nous. En nous d'abord. Telles sont nos facultés, véritables organes intellectuels, indispensables pour que l'homme produise; car, qu'est-ce que l'homme sans la pensée? Pascal l'a dit rien qu'un roseau. Tels sont aussi nos organes

physiques, chargés d'exécuter la tâche prescrite par la volonté et par la pensée. Mais quelque habiles, quelque perfectibles que soient nos membres, ils sont bien bornés dans leur action. A ces organes l'homme en ajoute d'autres plus puissants. Il emprunte à la nature des armes pour la vaincre et pour l'exploiter; il met à profit ses propriétés, ses lois, ses forces. Et cela, non pas seulement dans la minute présente; car ses besoins ne sont pas bornés à un jour, ils s'étendent au lendemain et à l'avenir. Aussi fera-t-il des amas de ces matières sur lesquelles s'exercera son industrie. Aussi mettra-t-il en réserve les instruments qu'il a créés. Or, tout cet ensemble de choses accumulées, ces graines, ces matières textiles, ces denrées que, dans nos sociétés civilisées, le producteur livre à la consommation, sous forme d'aliments, de vêtements, etc., ces machines, ces hangars, ces magasins, ces voies de communication, tout cela, aussi bien que l'or et l'argent monnayés qui servent aux échanges, c'est ce que les économistes appellent le capital. Merveilleuse puissance qui, à l'aide de l'appropriation continue et de l'emploi de plus en plus parfait des agents naturels, non-seulement assure à l'humanité des avantages matériels croissants, mais a pour effet d'asseoir, ces mots n'ont rien de trop ambitieux, la royauté de l'esprit humain sur le trône du monde transformé et soumis.

Le capital dérive donc de la même source morale que le travail. Mêmes conditions, mêmes vertus les font naître. Point de travail sans effort; point de capital formé sans privation. Le travail suppose la prévoyance; il n'y a pas non plus de capital sans l'épargne; et l'épar

gne, c'est la prévoyance en acte, la prévoyance à l'état d'habitude. J'ajouterai que le travail le plus grossier exige préalablement un certain travail de l'esprit, un peu d'attention et de réflexion, une comparaison de l'obstacle à vaincre avec la force dont on dispose et des fins avec les moyens; à ce point qu'on peut dire à la rigueur que le travail intellectuel, qui doit donner lieu un jour à tant de catégories à part, précède et prépare tous les autres. Le travail transmet au capital ces caractères essentiels. Je ne crois pas faire violence au langage et rabaisser ce qui est de sublime essence en parlant du capital intellectuel et du capital moral d'un individu ou d'un peuple. Il faudrait pour cela soutenir que les lumières ne s'accumulent pas, que les méthodes ne sont pas comme les machines puissantes de l'esprit, que les saines et laborieuses habitudes ne sont pas une épargne aussi utile que sainte, qu'elles ne se transmetpas comme un patrimoine des familles et comme une tradition des peuples, qu'enfin les vérités de la science et les découvertes de l'industrie ne s'engendrent pas et ne se multiplient pas les unes par les autres dans un cercle sans fin et sans repos. Si l'on prétend que ces richesses sont exposées à s'oblitérer, n'en est-il pas de même, et à plus forte raison, de toutes les autres richesses? Si l'on dit qu'elles ne touchent en rien à l'accumulation du capital matériel, c'est un démenti donné à l'expérience qui nous montre l'éclatante supériorité industrielle des peuples éclairés, actifs, et dont l'industrie se déploie sous l'empire de certains principes favorables à la production. Il faut bien nous pénétrer de cette vérité ce capital matériel si abondant, si merveilleux, qui

tent

« PreviousContinue »