Page images
PDF
EPUB
[merged small][merged small][ocr errors]

En présence des préoccupations sociales qui agitent notre temps et du mouvement industriel qui l'emporte, nous ne comprendrions pas que la philosophie de notre temps se montrât hostile ou dédaigneuse. Hostile, pourquoi le serait-elle? Ne tient-elle pas à honneur de se distinguer de l'idéalisme ascétique qui, à d'autres époques, a pesé comme une loi de fer sur l'intelligence et sur la conscience humaine? Sans doute, elle ne forme pas pour l'âme, comme certains théoriciens absolus, ce rêve de la paix perpétuelle, plus difficile à réaliser au sein du cœur humain qu'entre les races diverses qui se partagent le globe; elle ne ferme pas les yeux sur ce qu'il a plu à Dieu de déposer au fond de la condition mortelle de troubles inévitables et de désirs à jamais inassouvis; mais si la lutte ne lui paraît

Nous posons cette question dans les termes où le langage de la polémique l'a posé. Elle signifie ainsi : rapports qui règlent naturelle.. ment les relations des entrepreneurs et des ouvriers. Ce langage, rapporté aux définitions rigoureuses du capital et du travail, telles que les formule l'économie politique, manquerait d'exactitude. Nous le reconnaissons volontiers,

pas pouvoir être supprimée, si elle l'accepte même comme nécessaire et comme bonne, c'est aussi sa conviction la plus ferme et sa plus douce espérance que cette lutte si difficile, souvent même si terrible, peut et doit être adoucie. Elle ne pousse pas le respect du mal et de la douleur jusqu'à ce degré de fanatisme où l'homme, sous l'influence d'une sombre doctrine, en vient à s'imaginer qu'il ne peut y toucher sans porter atteinte à l'œuvre de Dieu. Développer l'humanité sous tous les points de vue, dans le sens du vrai, du beau, du bien, voilà, s'il est permis de le dire, son seul programme; il est aussi vaste que la création, et ne reconnaît d'autres limites que celles de nos facultés.

C'est en cela même que consiste ce qu'on pourrait nommer l'originalité de la philosophie de notre temps. Elle maintient la prééminence de l'âme, mais non pas son despotisme. A égale distance des excès héroïques du solitaire qui met la destinée de l'homme à martyriser, à insulter son corps, et des folies moins nobles du matérialiste qui nie l'âme pour diviniser la chair, elle ne peut croire que la nature ait été placée en face de l'homme pour être l'objet de sa haine implacable et stérile; et loin de lui paraître un instrument de corruption que la volonté doit briser avec mépris, le corps lui est bien plutôt un instrument qu'il faut perfectionner, discipliner, traiter avec égards, bien que sans complaisance molle, comme un allié quelquefois peu commode, mais toujours indispensable dans l'œuvre du perfectionnement. Les progrès matériels sont en ce sens et dans ces limites les bienvenus du spiritualisme; et il y a beaucoup de vide dans les déclamations dont l'industrie est l'objet de la part de la

fausse philosophie comme de la fausse poésie. La vraie philosophie ne peut oublier que la civilisation s'est montrée pour la première fois à la jeune humanité, un épi de blé à la main; elle sait que la liberté est contemporaine du mouvement industriel dont chaque pas marque un degré nouveau dans l'affranchissement de l'homme tout entier; enfin, elle est profondément convaincue que toute victoire remportée sur la misère, cette conseillère du mal, est une victoire de la morale, un triomphe de l'esprit qui signifie, en dernière analyse, un nombre plus ou moins grand d'hommes arrachés aux ténèbres primitives, à l'abaissement de l'ignorance, aux tentations du crime, à l'abrutissement, pour être rendus à la lumière, au sentiment de la dignité, à l'idée et au goût du bien, besoins supérieurs de notre nature presque nuls partout où la vie du corps est misérable et précaire.

Qu'on cesse donc d'accuser la philosophie de voir d'un œil malveillant le développement de l'industrie.Comment, à moins de renier ce qui fait l'objet habituel de ses études, la nature et la grandeur de l'homme, ne serait-elle pas touchée des merveilles du génie inventif, des miracles de l'activité humaine? Comment ne comprendrait-elle pas que nulle autre plus qu'elle ne peut gagner à cette diffusion des lumières, suite nécessaire de tout accroissement de bien-être et de loisir? Moins que jamais, la philosophie ne doit être une aristocratie exclusive mettant toute la pensée d'un siècle entre les mains d'un petit nombre de privilégiés. La lumière ne brille en haut que pour éclairer ce qui est en bas, et la science ne concentre la sagesse universelle que pour la renvoyer plus pure et plus vive à l'humanité de qui primitivement

elle l'emprunte; la plus humble plante, cachée à l'ombre et enfouie sous les ronces, doit recevoir aussi son rayon de soleil et sa goutte de rosée. Mêlée durant le cours des âges à tous les intérêts qui se rapportent au sort terrestre du genre humain, ce n'est pas au dixneuvième siècle que la philosophie pourrait se résigner á passer sur le monde comme un phénomène éclatant, exceptionnel et inutile.

En tenant un pareil langage, ce n'est pas, tant s'en faut, son abdication ou sa déchéance que proclame la philosophie. Maîtresse des autres sciences par les principes, âme de la civilisation, puissante par l'opinion qu'incessamment elle modifie, on ne lui fait pas sa part, on ne la subordonne pas. Amie de l'industrie tant que celle-ci ne prétend pas à sortir de ses limites naturelles, elle combat cet industrialisme exclusif, injuste, jaloux des biens de la matière jusqu'à sacrifier ceux de l'esprit. Abandonnée à elle-même, l'industrie se matérialise; alliée et subordonnée à la morale, elle s'élève, elle devient le plus sûr instrument, le drapeau même de la liberté et des lumières. Sa vraie force, dans l'ensemble du développement social, est de ne pas se prendre ellemême pour but définitif et suprême. Il n'y a que l'esprit humain qui ait, après Dieu, le droit de se considérer comme le but unique auquel tout ici-bas aboutit. Etre libre et se rendre libre de plus en plus, c'est-à-dire par là même plus éclairé et plus moral, voilà l'objet que poursuit à travers les siècles cet infatigable lutteur. Si donc il arrive que l'industrie comprenant mal ses propres intérêts s'arrange d'une espèce de servitude, et vienne proposer à l'esprit humain de le limiter ou de l'enchaîner au prolit

de son repos et de son bonheur, il rejette ces combinaisons prises sans son aveu. Il refuse également de se plier à tout ce qui, sous le couvert de l'égalité matérielle, mènerait de fait à l'iniquité morale. C'est là la loi suivant laquelle il faut juger les systèmes sociaux. — Est-ce utile, est-ce possible? demande l'économie politique. Est-ce conforme aux principes éternels, à la nature, est-ce juste? demande à son tour la philosophie. Que ce soit là notre réponse à ceux qui, sous le prétexte sans doute d'établir plus d'ordre dans les sciences, déclarent la philosophie incompétente, du moment qu'elle se détourne du problème métaphysique pour rappeler aux principes de la morale éternelle, en dehors desquels il n'y a qu'impuissance et désordre, le monde compliqué où s'agitent les intérêts.

Je me propose de traiter des rapports du travail et du capital, question controversée, obscurcie par une polemique passionnée, et que la science seule peut résoudre. Par sa nature et par son importance, par les problèmes auxquels elle touche et par l'étendue des applications, par la réfutation de quelques faux systèmes, réfutation qu'elle provoque nécessairement, une telle question peut servir à la démonstration des principes généraux que nous avons posés précédemment. Notre objet théorique, sous l'étude spéciale et technique, c'est l'accord des lois du monde moral et du monde économique.

Parler ainsi, ce n'est pas confondre deux sphères d'idées distinctes et asservir l'une à l'autre deux études indépendantes. Le temps est passé ou n'est pas venu encore, pour aucune des sciences morales, d'ambitionner la souveraineté universelle. Mais rien ne ressemble

« PreviousContinue »