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Ainsi, sans qu'on puisse tirer de cette question même aucune induction particulièrement défavorable, premier point à débattre : l'économie politique est-elle une science véritable? ou n'offre-t-elle, comme on le dit encore, qu'une apparence de science qu'il suffit de soumettre au contrôle de l'expérience pour qu'elle s'en aille en fumée; tout du moins faut-il ne voir en elle qu'un recueil d'expédients abandonnés à cette sagesse changeante du législateur qui s'inspire uniquement des circonstances?

Nous écartons d'un tel débat tout ce qu'il emprunterait si facilement aux circonstances d'accessoire et d'accidentel. L'économie politique a été, dans ces derniers temps, l'objet d'attaques violentes. On peut croire qu'elle n'a pas toujours pour juge un conseil de sages, exclusivement préoccupés de statuer sur la vérité des principes. Plusieurs de ceux qui la contestent sont à la fois juges et parties. Ses adversaires s'appuient sur des intérêts rendus puissants par leur concentration même. Ils ne se font pas faute de parler aux passions et notamment à la peur. L'économie politique, au contraire, ne s'adresse qu'aux idées. Elle invoque simplement l'intérêt général, c'est-à-dire un intérêt qui, se répandant sur la masse entière, semble en quelque sorte s'y perdre : en effet, dans notre pays surtout, c'est le malheur de ce qui intéresse tout le monde de n'intéresser bien souvent personne. Nous resterons fidèle à ce caractère de la science, qui fait sa faiblesse relative dans un moment donné, mais qui fait aussi sa force durable. Il ne saurait s'agir ici que de principes, de théorie, ce qui n'est pas nécessairement synonyme d'utopie. Que des intérêts exclusifs trouvent peu concluante une science

qui conclut contre eux, quelle conséquence, nous le demanderons, est-on en droit d'en tirer? Quand ceux qui se croyaient intéressés à l'immobilité du globe terrestre traitaient de théorie vaine l'astronomie de Galilée, cela n'empêchait pas la terre de tourner, même à Rome. La vérité reste en dehors du bruit qui se fait autour d'elle et contre elle.

I.

Procédons avec méthode dans cette détermination que nous voudrions rendre plus claire et plus complète de l'élément scientifique de l'économie politique. Tout le monde sait, quoiqu'il arrive fréquemment de l'oublier, la différence qui existe entre la pratique, l'art et la science. Ce sont là trois développements successifs qui viennent chacun à leur heure. En tout, le genre humain commence par la pratique, parce qu'il est naturel que l'action précède la réflexion et surtout la réflexion méthodique. La pratique, qui, logiquement, n'est qu'une application de l'art, le devance historiquement comme l'instinct devance la pensée, comme les faits précèdent les généralités que la pensée sait en tirer. Primo vivere, deinde philosophari, voilà la devise de l'humanité. L'art est un second degré. Il affecte un caractère plus général, il ramène une certaine quantité de cas particuliers à des règles; mais tant que la science pure ne l'éclaire pas, il participe encore de la nature incertaine et vacillante de la pratique. Telle serait la grammaire, enseignée comme art, si la grammaire générale, c'està-dire scientifique, ne lui prêtait ses lumières; au lieu de régenter jusqu'aux rois, comme Molière l'a dit d'elle

ironiquement, mais avec justesse, elle se trouverait fort empêchée au milieu des bizarreries de la coutume, et manquerait de cette fixité et de cette logique qui font d'elle une souveraine soumise sans doute aux jugements du public, mais qui a le droit aussi de s'en faire respecter. Ce que peut être l'art sans la science, on le sait de reste quand la jurisprudence ne sait pas s'élever jusqu'à la philosophie. Le caractère qui distingue essentiellement l'art de la science, c'est que l'art n'existe qu'en vue de l'application, tandis que la science se suffit et n'a d'autre fin qu'elle-même; c'est que l'un est une collection de moyens et l'autre un ensemble de vérités, c'està-dire de faits observés et de rapports constatés. Désintéressée dans ses vues, la science est irresponsable de l'usage qu'on peut en faire. Toute accusation, autre que celle d'erreur, est sans force contre elle. Ne la taxez pas d'exagération ou de témérité; elle n'entend pas ce langagé. Voulez-vous lui fermer la bouche; prouvez seulement qu'elle est fausse, c'est-à-dire qu'elle n'est pas la science.

Demander si l'économie politique offre les conditions d'une science, c'est demander uniquement: 1° si elle repose sur un ordre de faits réel; 2° si ces faits peuvent être observés ; 3° s'ils obéissent à des lois. Renfermons-nous dans la question ainsi posée. Ce qu'elle offre de très-général ne doit pas nous rebuter; bien loin de là. Les généralités, conçues en dehors et au mépris de l'observation, méritent seules le reproche qu'on leur adresse d'être la chimère d'esprits orgueilleux et impatients; lorsqu'elles sont le fruit légitime de l'expérience, lorsqu'elles empruntent à la raison ses idées les plus certai

nes, pour en éclairer l'expérience elle-même, les généralités ont l'incomparable mérite d'attester qu'à des mouvements sans but toujours apparent un certain ordre préside; elles servent de guide à l'esprit, errant sans elles à tâtons, dans le dédale des particularités et des détails; elles ajoutent à sa fermeté, à sa fécondité; elles le sauvent de cette disposition aussi funeste que commune, qui le porte à ne reconnaître en ce monde d'autre divinité que la fortune; elles ne justifient pas tout, comme on l'a dit, mais elles jugent tout.

1o La réalité des faits économiques peut se passer d'être longuement démontrée. Le langage vulgaire, dépositaire de toutes les idées de l'esprit comme de tous les faits généraux, en porte à chaque instant l'éclatant témoignage. Pas une langue quelque peu développée dans laquelle ne se trouve l'équivalent de ces mots : travail, production, propriété, échange, valeur. Dans nos sociétés, il n'existe pas un homme qui, sous l'impulsion du besoin, plus ou moins ne produise, plus ou moins ne se livre à des transactions, à des ventes et à des achats, et qui ne possède quelques instruments de travail, quelques matériaux propres à être consommés: autrement il ne pourrait vivre. Ces faits ne sauraient être réduits légitimement à aucune autre espèce de faits. Personne n'est tenté de les confondre avec ceux dont s'occupent la géométrie, la morale, la mécanique, la physique, l'anatomie, l'histoire naturelle. Ces faits, je le répète, ont une existence parfaitement distincte. On peut comprendre qu'ils aient médiocrement frappé des temps à qui la préoccupation du ciel dérobait les choses de la terre, et surtout qu'ils n'aient pas paru pouvoir être la matière d'une science

à ces époques troublées, qui ne voyaient dans l'acquisition des biens que le théâtre confus et désordonné de la force et de la conquête. Mais il n'en est pas ainsi pour le dix-neuvième siècle, qui n'est ni mystique, ni conquérant, qui met sa gloire dans le travail, et dont les principaux chefs-d'œuvre sont ceux de l'industrie. Il n'en est pas, il ne saurait en être ainsi à partir de 1789. Qu'est-ce que cette grande révolution qu'on appelle française, et qu'il serait mieux d'appeler européenne ou universelle, tant ses principes dépassent le cercle étroit d'une nationalité; qu'est-ce, en grande partie du moins, que cette révolution immortelle dans ses principes aussi bien qu'invincible dans ses résultats, sinon la date de l'avènement pour ainsi dire officiel de ces faits que nous avons nommés plus haut, faits troublés dans leur cours, opprimés dans leur développement, avilis souvent jusque-là par le préjugé, et qu'elle a restitués à la face du monde dans leur liberté et dans leur dignité? Si l'on admet que les principes de 1789 sont réellement assurés d'avoir l'avenir, si l'on croit à cette prophétie de Mirabeau qui leur a promis l'empire du monde, prophétie à nos yeux aussi certaine que peuvent l'être les prédictions du physicien et de l'astronome, car les données morales sur lesquelles elle s'appuie n'ont pas une certitude moindre, on ne doutera pas de l'avenir et à plus forte raison de la réalité de ces faits dont les destinées se confondent avec celles des principes impérissables que la révolution a inaugurés avec éclat. De plus en plus on comprendra la dignité et les droits du travail. De plus en plus il sera la condition commune du genre humain. De plus en plus il révélera, sous ses formes diverses, les

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