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1859. er. 29.

PRINCIPES ET FONDEMENTS

DE

L'ÉCONOMIE POLITIQUE'

Tout se ramène en ce monde à des forces et à des lois. Ce qui distingue les unes des autres, c'est que celles-là sont mobiles, susceptibles d'un développement très-inégal, toujours modifiées et toujours modifiables, tandis que celles-ci ont pour caractère essentiel de dominer tout ce qui change sans changer elles-mêmes. Le monde se compose de forces, voilà ce qui lui permet de se développer; ces forces obéissent à des lois, voilà pourquoi il se développe régulièrement. La force libre qui constitue l'homme varie suivant les temps, les lieux, les individus ; tantôt remplie et tantôt vide de sagesse et de lumières, tantôt énergique, tantôt languissante, changeante toujours, soit dans les directions qu'elle suit, soit dans les formes qu'elle revêt. Ces modifications perpétuelles, ces transformations successives remplissent l'histoire, théâtre du mouvement et de la vie; elles font

'Discours d'ouverture du cours d'économie politique fait au Collége de France.

de l'homme la chose ondoyante et diverse à laquelle s'appliquent les qualifications les plus opposées, et qui donne raison à la fois à ses panégyristes et à ses rigoureux détracteurs. Cette mobilité a toujours paru aux sceptiques le caractère unique de l'humanité. Nous ne saurions croire une pareille prétention fondée. Jamais l'humanité n'a cessé d'admettre des règles auxquelles elle soumet sa conduite, et de reconnaître dans le monde moral un certain ordre dont les sciences qui s'en occupent portent témoignage. Si l'homme était purement mobile, il y aurait une histoire pour enregistrer ses variations, mais point de philosophie pour noter ses caractères essentiels et pour déterminer son type abstrait; il y aurait des lois de convention, filles des circonstances, aussi changeantes que l'être duquel elles émanent et auquel elles s'appliquent, mais point de droit naturel et de prescriptions durables; il y aurait des coutumes et des mœurs, il n'y aurait point de morale. Les sciences morales n'existent qu'à cette condition qu'elles aient quelque point fixe auquel elles puissent s'attacher comme au roc immobile au milieu de l'agitation des flots. Déterminer les lois naturelles auxquelles est assujettie dans son développement normal la force intelligente, sensible, libre, qui est l'homme même, voilà le problème qu'elles cherchent à résoudre, et dont l'économie politique, telle que nous essayerons d'en donner l'idée, poursuit, elle aussi la solution.

La mobilité d'une part, la fixité de l'autre ne donnent pas du développement humain une idée suffisante. Il y a comme un point où ces deux caractères viennent s'uir en un attribut nouveau, éminent, c'est la perfecti

bilité, qui suppose à la fois une force libre qui se développe, et un idéal vers lequel elle s'avance. Ou la perfectibilité n'est qu'un fait fatal, et partant sans moralité, ou elle suppose, d'un côté, la liberté humaine, et de l'autre, un type plus ou moins déterminé, duquel cette liberté se rapproche toujours davantage. Sans la mobilité, l'homme serait parfait comme Dieu, ou aussi imparfait le dernier jour que le premier; il n'aurait que cette espèce de perfection très-bornée que présentent les animaux doués des plus merveilleux, mais des plus immuables instincts. Sans la fixité des principes qui président à son développement, il irait au hasard; il remuerait plutôt qu'il ne marcheraît. Le progrès est la loi d'un être relatif en état de s'élever à la notion de quelque chose d'absolu, la loi d'un être capable de viser à une sorte de perfection, pas assez puissant pour réaliser jamais complétement cette conception idéale, mais qui l'est assez du moins pour la mieux comprendre sans cesse, et pour la réaliser toujours davantage en lui et autour de lui, dans son être intérieur et dans ses œuvres visibles.

Ces réflexions me paraissent être fécondes en conséquences quant à la direction que doivent suivre les sciences qui s'occupent de l'humanité, sciences trop souvent flottantes entre un empirisme sans principes et les rêves vains de l'utopie. Leur mission est de s'attacher aux lois générales, à l'élément durable de leur objet, non sans tenir un grand compte des diversités, des inégalités humaines, lorsqu'elles en viennent aux applications. La première de ces conditions leur permet d'être réellement des sciences et fait leur valeur comme

leur dignité; la seconde peut seule les rendre praticables.

Nous tâcherons d'appliquer ces principes, encore un peu vagues sous cette forme abstraite, à l'économie politique, objet spécial de nos études, et nous en ferons usage, dès aujourd'hui, pour constater la réalité de son existence et pour déterminer ses caractères généraux.

Assurément c'est une condition fâcheuse pour la science économique de se voir condamnée à prouver jusqu'au droit qu'elle a d'exister. Cependant cette condition, toute dure qu'elle est, nous le paraîtra moins, si nous venons à songer que toutes les sciences qui se rapportent à l'homme y sont également réduites. Je n'en sache aucune dont les principes mêmes n'aient été et ne soient encore pour beaucoup d'esprits l'objet du doute. Bien plus, il arrive souvent que l'on voit les sciences morales et politiques qui, au fond, vivent d'une même vie et souffrent des mêmes atteintes, se montrer pleines d'ombrage et de défiance à l'égard les unes des autres. Chacune semble borner la certitude à elle seule et enseigner à la foule, toujours prompte à s'armer de ces attaques et de ces dédains, le scepticisme ou l'indifférence à l'égard des sciences voisines. Les jurisconsultes en général goûtent peu, je ne voudrais pas dire ignorent trop souvent l'économie politique qui à son tour néglige peut-être trop d'aller demander à la science du droit d'utiles lumières. La morale, la politique, l'économie politique ont entre elles plus d'un démêlé par suite de plus d'un malentendu. La solidarité des vérités qui tiennent à la nature et à la condition de l'homme n'est pas encore, tant s'en faut, le dogme de toutes les intelligences même distinguées de notre temps.

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