Page images
PDF
EPUB

les fictions poétiques auxquelles s'était plu l'imagination des peuples bretons féconde, brillante, avide du merveilleux. Ils recueillirent vraisemblablement aussi les fruits d'une culture qui avait immédiatement précédé la renaissance française du XIe siècle, car on sait qu'un grand mouvement intellectuel avait eu lieu aux VIIe et VIIIe siècles dans la Grande-Bretagne, que les écoles saxonnes furent célèbres à cette époque et que la Grèce et Alexandrie eurent leurs premiers disciples dans l'extrême occident. Le groupe principal des romans d'aventures se forma là. Les trouvères prirent pour personnages les héros des traditions celtiques déjà transformés probablement par les écrivains monastiques, mais qu'ils achèvèrent de dénationaliser complètement et dont ils firent les personnifications idéales des tendances nouvelles, les types de la jeune chevalerie. Ces romans d'aventures dont le sujet a été puisé dans les légendes de la Bretagne ont reçu le nom de Romans de la Table ronde: on les trouve dans la seconde moitié du XIIe siècle, rédigés les uns en prose, les autres en vers. C'est en prose qu'existe véritablement le cycle de la Table ronde, les vastes romans dont il est formé ont été écrits presque entièrement sous le règne de Henri II Plantagenet (1154 — 1189); ils présentent un ensemble dont les parties se rattachent les unes aux autres par un lien logique. Les poèmes sont bien différents; ils ne se rapprochent que par la communauté de l'origine; ils ont la même physionomie, les mêmes moeurs, les mêmes noms, le même merveilleux qu'ils communiquent bientôt à toutes les compositions analogues et presqu'à la littérature entière. De ces poèmes l'élément mystique et religieux qui prédomine dans les romans en prose est, à peu d'exceptions près, tout à fait absent: ils ont pour inspiration principale une générosité élégante, la tendresse et la grâce unies à la bravoure, la courtoisie, cette fleur brillante de la civilisation féodale.

La muse épique de la France au moyen âge avait trois sujets favoris, les Français, les Bretons, les anciens: Charlemagne, Arthur et Alexandre sont les héros qu'elle a choisis. La gloire du règne de Charlemagne, la grandeur de ses plans, l'étendue de son empire

avaient donné une vive impulsion à l'imagination du peuple qui ne fit qu'accroître par la faiblesse et les malheurs de ses successeurs. Le rôle principal dans les romans du cercle carlovingien est assigné à un certain nombre de preux chevaliers qui surpassent tous les autres hommes en courage et en force; ils font ordinairement partie des douze pairs de France. Ces champions redoutables donnent leurs noms aux romans. Les uns combattent pour la France et ont pour type l'invincible Roland; ils respirent la haine des Mahométans. D'autres romans de ce cycle peignent la lutte du vassal contre le suzerain: c'est le tableau de la société féodale où l'affaiblissement de la royauté enhardit la résistance. L'histoire de Huon de Bordeaux par Huon de Villeneuve, de Doolin ou Doon de Mayence, des quatre fils Aymon, d'Ogier le Danois par Raymbert, de Fleur et Blanchefleur sont des sujets qui appartiennent à ce cercle.

Le second cycle est le cycle armoricain ou breton. On sait qu'au VIe siècle le roi Arthur défendit courageusement l'indépendance de son pays contre les Saxons. Il disparut après un combat meurtrier; les Bretons forcés de fuir se réfugièrent dans l'Armorique, leur ancienne patrie qui prit d'eux le nom de Bretagne; ils y apportèrent leur langage, leurs traditions, leur poésie et ravivèrent encore par leur présence la vieille poésie celtique; car déjà la langue celtique et les bardes des Gaulois s'étaient retirés dans le même endroit. Les émigrants chantaient les hymnes de leurs célèbres bardes; ils redisaient surtout les derniers combats de l'indépendance; le nom d'Arthur fut répété par les bardes et entouré bientôt de rayons fabuleux par leur imagination transportée. Mais tout à coup au XIIe siècle la tradition prend un autre caractère. Maître Wace, clerc de Caën, né dans l'île de Jersey, composa en 1155 deux chroniques rimées dont l'une qui a pour titre le Roman du Brut *) contient l'histoire d'Arthur telle que les bardes l'avaient créée, mais avec de notables additions. Le héros gallois est devenu l'idéal de la chevalerie. Il parcourt le monde pour le délivrer de géants et de monstres. Il est entouré de la fleur des rois, des barons et des chevaliers de l'Europe. Il établit la table ronde, symbole et domaine de l'égalité. Tous les convives y étaient assis et servis sans distinction quels que fussent d'ailleurs leurs rangs et leurs titres.,,Il n'y avait pas un bon chevalier de l'orient à l'occident qui ne se crût tenu d'aller à la conr d'Arthur, tant ponr juger de sa courtoisie que pour voir ses états. Les pauvres gens l'aimaient, les riches lui rendaient de grands honneurs; les rois étrangers lui portaient envie et le craignaient, car ils avaient peur qu'il ne conquît tout le monde

*) Il composa aussi le Roman de Rou, histoire des ducs de Normandie.

et ne leur enlevât leur couronne." Wace avait trouvé les principaux germes de son poème dans une chronique en prose latine rédigée vers 1140 par Geoffroy de Monmouth; celui-ci avait traduit un vieux livre armoricain. Il est donc prouvé que les trouvères du XIIe siècle sont les héritiers et les successeurs des bardes du VIe (Villemarqué, Contes populaires des anciens Bretons). Le cycle d'Arthur se divise naturellement en deux séries: l'une composée des poèmes proprement dit de la Table ronde, dont les principaux sont ceux de Merlin du lac, de Lancelot, d'Ivain, d'Erec et Enide, de Tristan *), et surtout inspirée par l'amour chevaleresque et par l'héroïsme guerrier; l'autre a une tendance toute religieuse, son objet c'est la recherche du Graal. Le roman de Perceval en est la plus ancienne et la plus parfaite expression. **)

Le saint Graal était la coupe dans laquelle le Sauveur avait bu à la dernière cène et où Joseph d'Arimathie avait reçu le sang du sacrifié. La tradition raconte que le vase sacré avait été retiré aux hommes indignes, mais que Dieu avait décidé de le remettre aux mains de quelques privilégiés qui, par leur pureté d'âme, par la sainteté de leur vie, avaient mérité cet honneur et les chevaliers entreprennent de le retrouver à travers mille dangers, parce que sa conquête doit assurer à son possesseur la béatitude éternelle. Il y a dans la forme extérieure du Graal quelque chose de mystérieux et d'ineffable. Cette relique précieuse est invisible aux infidèles. Outre les biens temporels que procure la contemplation du Graal, tels qu'une perpétuelle jeunesse, une force invincible dans les combats, elle donne au chevalier pieux une certaine joie céleste, un pressentiment du bonheur éternel. Une milice religieuse les templistes est instituée pour la défense du Graal. Les règles de cette corporation sont d'une sévérité extrême; tout chevalier qui en fait partie doit être un modèle de sainteté et de vertu; tout amour, toute union légitime leur est interdite; pour eux le prêtre est un roi véritable, plus digne d'obéissance que tous les rois de la terre. Ainsi apparaît dans les récits épiques, comme dans toute la vie du moyen âge le sceau éclatant de l'Eglise. C'est

[ocr errors]

*) Ivain, Erec et Tristan ont été traités par Chrétien de Troyes († 1190), le plus habile de ces romanciers, attaché à Philippe d'Alsace. **) Chrétien de Troyes le commença à la prière de Philippe d'Alsace, comte de Flandre. Il fut achevé par Manessier dans les dernières années du XIIe siècle. C'est cet ouvrage que W. d'Eschenbach a eu pour modèle et dont il a traduit des parties. Une autre source citée par le poète allemand était un poème provençal par Kiot ou plutôt Guiot de Prouvins qui, le premier, fait mention de l'aiguille aimantée..

en Allemagne que le sujet du Graal fut développé avec le plus de sympathie. Wolfram d'Eschenbach en a créé un des plus beaux poèmes, expression admirable de la profondeur de l'idée religieuse au moyen âge.

L'autre élément du cycle d'Arthur, la tradition celtique et chevaleresque, n'est pas moins brillant par sa poésie; il reparaît à travers mille transformations dans les oeuvres des poètes, de Dante, de l'Arioste, du Tasse, de Shakspeare (King Lear), de Milton, de Walter Scott. Mais c'est surtout cette charmante fiction de Tristan et d'Iseult qui a été reproduit dans la poésie allemande d'une manière admirable par le fameux Godefroi de Strasbourg. Les trouvères carlovingiens avaient à peine ébauché quelques figures de femm; ici elles prennent du mouvement et de la vie: celle de la blonde Iseult est un portrait des plus gracieux; la galanterie et la féerie sont de nouveaux éléments ajoutés par ces poètes.

L'antiquité gréco-latine qui formait toujours le fond de la civilisation et de la langue du moyen âge a fourni encore un riche tribut à l'imagination des trouvères. Mais ici encore la matière fournie par l'ancien monde a reçu l'empreinte commune du moyen âge. Ce fut vers la fin du XIIe et au XIIIe siècle que la poésie commença à redire les noms glorieux d'Ilion, d'Hector, d'Alexandre. Ce n'était pas d'après Homère que les poètes redisaient le siége de Troie. L'Iliade n'était point connue et son auteur était regardé comme un grossier imposteur. Les récits de la guerre de Troie, qu'on acceptait comme véridiques, étaient les ouvrages attribués à Darès le Phrygien et à Dictys de Crète. Le premier était un prêtre troyen dont Homère fait mention; on prétendait qu'il avait rédigé l'histoire de la destruction de sa ville natale. Un obscur écrivain postérieur au siècle de Constantin rédigea un informe tissu de fables qu'il donna pour une traduction de Darès. L'ouvrage de Dictys était attribué à Dictys, soldat d'Idoménée, qui avait suivi son prince au siége de Troie; c'était le Grec parlant après le Troyen. En suivant ces ouvrages, les trouvères firent subir à l'antiquité un travestissement chevaleresque; les héros grecs ou troyens devinrent des héros pleins de valeur et de galanterie. De pareils poèmes sont la guerre de Troie par Benoît de St.-More (vers 1170), Enéas, Médée etc. De tous les héros de l'antiquité, il n'en était pas qui prêtait plus à la transfiguration chevaleresque qu'Alexandre le Grand. l'histoire le montre, c'est déjà presque un chevalier errant. Brave, généreux, magnifique, il soumet le monde en courant; plus soldat que général, il paie sans cesse de sa personne, il s'élance seul dans une ville qu'il assiége, il brûle une cité pour plaire à une femme. Il respecte les princesses, ses captives, et mérite la reconnaissance du roi, son ennemi. Déjà l'imagination créatrice des orientaux avait entouré

Tel que

la mémoire du grand Iskander d'une foule de fables, qui revenaient alors après quatorze siècles comme un écho lointain et merveilleux. On retrouve l'imagination des Arabes dans cet exploit singulier d'Alexandre, qui, curieux de savoir ce qui se passe, dans les abîmes de la mer y descend et désirant aussi sonder les régions aériennes, s'élève dans l'air sur un char traîné par des griffons. Les trouvères les accueillirent et y mêlèrent une foule d'aventures chevaleresques. Lambert li Cors (le Court, le Petit) débute par raconter la création des douze pairs de Grèce à l'occasion de la guerre d'Alexandre contre le roi Nicolas; Alexandre y est fait chevalier, il porte l'oriflamme. Le sentiment de l'honneur y est porté à un tel degré que les douze pairs d'Alexandre refusent l'un après l'autre de quitter le lieu de combat et d'aller chercher du secours. Ils le conduisent jusqu'au plus haut des airs où il entend le langage des oiseaux. Ils lui font suivre les traces du roi Arthur qui avait placé au fond de l'orient deux statues d'or (remarquez l'ambition nationale et la ressemblance avec la fable d'Hercule); il trouve ces statues, mais voulant passer au-delà malgré les conseils de Porus, il perd une grande partie de son armée. Cette composition écrite sous Philippe Auguste, témoigne les progrès de la royauté féodale, de la subordination des vassaux qui commencent à reconnaître un maître.

§. 11.

Un seul poème allégorique suffit pour donner une idée de tous les autres: c'est le Roman de la Rose qui fut regardé pendant deux siècles comme le plus grand effort de l'esprit humain et qu'il est impossible de lire aujourd'hui jusqu'au bout. Une allégorie continuelle sur l'amour est le fond du sujet; le poète renferme dans ce cadre des moralités et des descriptions très longues et un étalage ennuyeux d'érudition théologique. Cependant on remarque à travers ce mélange indigeste la critique presque toujours spirituelle et moqueuse de son temps et surtout des femmes de son siècle. Ainsi brille dès l'origine le génie raisonneur et comique de la poésie française. La première partie du roman de la rose fut écrite vers le milieu du treizième siècle par GUILLAUME DE LORRIS; elle est bien supérieure à celle qu'y ajouta au commencement du siècle suivant JEAN DE MEUNG.

L'épopée du moyen âge recélait dans son sein même dès ses plus beaux jours un germe qui devait l'étouffer; c'est l'érudition et le bel esprit la prédilection pour les sujets antiques était déjà un symptôme. Le clergé contribua plus que personne à cette décadence de

« PreviousContinue »