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VIE DE CORNEILLE.

et

Après Surena, qui fut jouée en 1675, Corneille renonça tout dé bon au théâtre, mais non pas à l'amour de ses ouvrages, quand il vit, en 1676, que le roi avait fait représenter de suite, devant lui à Versailles, Cinna, Pompée, Horace, Sertorius, dipe, Rodogune, son feu poëtique se réveilla, et s'écria:

Est-il vrai, grand Monarque, et puis-je me vanter
Que tu prennes plaisir à me ressusciter?

?

Qu'au bout de quarante ans, Cinna, Pompée, Horace,
Reviennent à la mode, et retrouvent leur place?
Et que l'heureux brillant de mes jeunes rivaux
N'ôte point leur vieux lustre à mes premiers travaux
Achève; les derniers n'ont rien qui dégénère,
Rien qui les fasse croire enfans d'un autre père.
Ce sont des malheureux étouffés au berceau,
Qu'un seul de tes regards tirerait du tombeau.
On voit Sertorius, OEdipe et Rodogune,
Rétablis par ton choix dans toute leur fortune;
Et ce choix montrerait qu'Othon et Surena
Ne sont pas des cadets indignes de Cinna.
Pulchérie,
Sophonisbe à son tour, Attila,
Reprendraient pour te plaire une seconde vie :
Agésilas en foule aurait des spectateurs,
Et Bérénice enfin trouverait des acteurs.

Le peuple, je l'avoue, et la cour les dégradent:
Je faiblis, ou du moins ils se le persuadent.
Pour bien écrire encor, j'ai trop long-temps écrit,
Et les rides du front passent jusqu'à l'esprit.
Mais contre cet abus, que j'aurais de suffrages,

Si tu donnais les tiens à mes derniers ouvrages!

Cependant il est certain que ces derniers ouvrages, toujours bons pour la lecture paisible du cabinet, où la raison jouit de tous ses droits, ne pourraient plus aujourd'hui reparaître sur le théâtre, où l'on veut plus que jamais de grandes émotions, fussent-elles mal fondées et mal amenées. Nous pouvons faire ici, en passant, un petit commentaire sur ce qu'il dit, que Bérénice enfin trouverait des acteurs. C'est qu'en effet sa Bérénice ne fut jouée que par de mauvais comédiens, parce que sa rivale avait eu le bonheur ou l'art de lui enlever les bons.

Débarrassé du théâtre, sa principale occupation fut de se préparer à la mort. Ses forces diminuerent toujours de plus en plus, et la dernière année de sa vie, son esprit se ressentit beaucoup d'avoir tant produit, et si long-temps. Il mourut le premier octobre 1684.

Il était doyen de l'académie française, où il avait été reçu l'an 1647.

Comme c'est une loi dans cette académie, que le directeur fait les frais d'un service pour ceux qui meurent sous son di

rectorat, il y eut une contestation de générosité entre Racine et l'abbé de Lavau, à qui ferait le service de Corneille, parce qu'il paraissait incertain sous le directorat duquel il était mort. La chose ayant été remise au jugement de la compagnie, l'abbé de Lavau l'emporta, et de Benserade dit à Racine : "Si quelqu'un pouvait prétendre à enterrer Corneille, c'était » vous ; vous ne l'avez pas fait.

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Ce discours a été pleinement vérifié. Le temps, a calmé l'agitation des esprits sur ce sujet, et a enfin amené une décision qui paraît généralement établie. Corneille a la première place, Racine la seconde on fera à son gré l'intervalle entre ces deux places, un peu plus ou un peu moins grand. C'est là ce qui se trouve en ne comparant que les ouvrages de part et d'autre ; mais si on compare les deux hommes, l'inégalité est plus grande; il peut être incertain que Racine eût été, si Corneille n'eût pas été avant lui; il est certain que Corneille a été par lui-même.

Ici, j'avertis le lecteur que cette vie de Corneille ayant été déjà imprimée en 1702, dans l'histoire de l'académie française, par l'abbé d'Olivet, c'était en cet endroit à peu près que j'y parlais, mais beaucoup trop succinctement, d'un grand nombre de petites pièces faites par Corneille, sur divers sujets. Depuis ce temps-là, on a recueilli avec soin et avec goût ces différentes pièces, dont on a fait un volume à la suite de son théâtre, réimprimé en 1738; et je ne puis mieux faire que de renvoyer sur toute cette matière, tant au volume qui contient les pièces que je n'eusse pas mises, du moins en entier, qu'à une préface judicieuse et bien écrite, où l'on trouvera de plus des traits historiques que je ne savais pas. L'auteur y doute d'un que j'avais avancé : j'avoue que son doute seul m'ébranle; c'est un fait que j'ai trouvé établi dans ma mémoire comme certain, quoique dépouillé de toutes ses preuves, que j'ai eu tout le loisir d'oublier parfaitement. Par bonheur il n'est pas de grande importance.

fait

Cela m'empêchera d'en affirmer trop un autre, que je tiens pourtant de la famille. Corneille, encore fort jeune, se présenta un jour plus triste et plus rêveur qu'à l'ordinaire devant le cardinal de Richelieu, qui lui demanda s'il travaillait. Il répondit qu'il était bien éloigné de la tranquillité nécessaire pour la composition, et qu'il avait la tête renversée par l'amour. Il en fallut venir à un plus grand éclaircissement; et il dit au cardinal qu'il aimait passionnément une fille du lieutenant-général d'Andely en Normandie, et qu'il ne pouvait l'obtenir de son père. Le cardinal voulut que ce père si difficile vînt lui parler à Paris. Il arriva tout tremblant d'un ordre si imprévu, et s'en

retourna bien content d'en être quitte pour avoir donné sa fille à un homme qui avait tant de crédit. Ce qui est bien sûr, c'est qu'il a épousé Marie de Lamperière, fille de cet officier. La première nuit de ses noces, qui se firent à Rouen, il fut si malade, que l'on écrivit à Paris qu'il était mort; et j'ai lu une pièce sur cette fausse mort, dans les poésies latines de Ménage. Un pareil sujet était bien fait pour tenter les poëtes.

Je n'ai pas cru devoir interrompre la suite de ses grands ouvrages, pour parler de quelques autres beaucoup moins considérables qu'il a donnés de temps en temps. Il a fait, étant jeune, quelques pièces de galanterie, qui sont répandues dans des recueils. On a encore de lui quelques petites pièces de cent ou de deux cents vers au roi, soit pour le féliciter de ses victoires, soit pour lui demander des grâces, soit pour le remercier de celles qu'il en avait reçues. Il a traduit deux ouvrages latins du père de la Rue, jésuite, sur les campagnes de 1667 et de 1672, tous deux d'assez longue haleine, et plusieurs petites pièces de Santeuil. Il estimait extrêmement ces deux poëtes. Lui-même faisait fort bien des vers latins; il en fit sur la campagne de Flandres en 1667, qui parurent si beaux, que non-seulement plusieurs personnes les mirent en français, mais que les meilleurs poëtes latins en prirent l'idée, et les mirent encore en latin. Il avait traduit sa première scène de Pompée en vers du style de Séneque le tragique, pour lequel il n'avait pas d'aversion, non plus que pour Lucain. Il fallait aussi qu'il n'en eût pas pour Stace, fort inférieur à Lucain, puisqu'il en a traduit en vers et publié les deux premiers livres de la Thébaïde. Ils ont échappé à toutes les recherches qu'on a faites depuis un temps pour en trouver quelque exemplaire.

Corneille était assez grand et assez plein, l'air fort simple et fort commun, toujours négligé, et peu curieux de son extérieur. Il avait le visage assez agréable, un grand nez, la bouche belle, les yeux pleins de feu, la physionomie vive, des traits fort marqués et propres à être transmis à la postérité dans une médaille ou dans un buste. Sa prononciation n'était pas tout-àfait nette. Il lisait ses vers avec force, mais sans grâce.

Il savait les belles-lettres, l'histoire, la politique; mais il les prenait principalement du côté qu'elles ont rapport au théâtre. Il n'avait pour toutes les autres connaissances, ni loisir, ni curiosité, ni beaucoup d'estime. Il parlait peu, même sur la matière qu'il entendait si parfaitement. Il n'ornait pas ce qu'il disait; et, pour trouver le grand Corneille, il le fallait lire.

Il était mélancolique. Il lui fallait des sujets plus solides pour espérer ou pour se réjouir, que pour se chagriner ou pour

craindre. Il avait l'humeur brusque, et quelquefois rude en apparence; au fond, il était très-aisé à vivre, bon père, bon mari, bon parent, tendre et plein d'amitié. Son tempérament le portait assez à l'amour, mais jamais au libertinage, et rarement aux grands attachemens. Il avait l'âme fière et indépendante; nulle souplesse, nul manège; ce qui l'a rendu trèspropre à peindre la vertu romaine, et très-peu propre à faire sa fortune. Il n'aimait point la cour; il y apportait un visage presque inconnu, un grand nom qui ne s'attirait que des louanges, et un mérite qui n'était point le mérite de ce pays-là. Rien n'était égal à son incapacité pour les affaires, que son aversion. Les plus légères lui causaient de l'effroi et de la terreur. Il avait plus d'amour pour l'argent que d'habileté ou d'application pour en amasser. Il ne s'était point trop endurci aux louanges, à force d'en recevoir; mais quoique sensible à la gloire, il était fort éloigné de la vanité. Quelquefois il s'assurait trop peu sur son rare mérite, et croyait trop facilement qu'il pût avoir des rivaux.

A beaucoup de probité et de droiture naturelle, il a joint, dans tous les temps de sa vie, beaucoup de religion, et plus de piété que son genre d'occupation n'en permet par lui-même. Il a eu souvent besoin d'être rassuré par des casuistes sur ses pièces de théâtre ; et ils lui ont toujours fait grâce en faveur de la pureté qu'il avait établie sur la scène, des nobles sentimens qui regnent dans ses ouvrages, et de la vertu qu'il a mise jusques dans l'amour.

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I.

DE CORNEILLE

ET

DE RACINE.

1693.

CORNEILLE n'a eu devant les yeux aucun auteur qui ait pu

le guider. Racine a eu Corneille.

II. Corneille a trouvé le Théâtre Français très-grossier, et l'a porté à un haut point de perfection. Racine ne l'a pas soutenu dans la perfection où il l'a trouvé.

III. Les caractères de Corneille sont vrais, quoiqu'ils ne soient pas communs. Les caractères de Racine ne sont vrais que parce qu'ils sont communs.

IV. Quelquefois les caractères de Corneille ont quelque chose de faux à force d'être nobles et singuliers. Souvent ceux de Racine ont quelque chose de bas, à force d'être naturels.

V. Quand on a le cœur noble, on voudrait ressembler aux héros de Corneille; et quand on a le cœur petit, on est bien aise que les héros de Racine nous ressemblent.

VI. On rapporte des pièces de l'un, le désir d'être vertueux, et des pièces de l'autre, le plaisir d'avoir des semblables dans ses faiblesses.

VII. Le tendre et le gracieux, de Racine se trouvent quelquefois dans Corneille; le grand Corneille ne se trouve jamais dans Racine.

VIII. Racine n'a presque jamais peint que des Français, et que le siècle présent, même quand il a voulu peindre un autre siècle, et d'autres nations. On voit dans Corneille toutes les nations, et tous les siècles qu'il a voulu peindre.

IX. Le nombre des pièces de Corneille est beaucoup plus grand que celui des pièces de Racine, et cependant Corneille s'est beaucoup moins répété lui-même que Racine n'a fait.

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