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DE CORNEILLE,

AVEC

L'HISTOIRE

DU THÉÂTRE FRANÇAIS

JUSQU'A LUI,

ET DES RÉFLEXIONS SUR LA POÉTIQUE.

La vie de Corneille, comme particulier, n'a rien d'assez

important pour mériter d'être écrite; et à le regarder comme un auteur illustre, sa vie est proprement l'histoire de ses ouvrages. Mais cette histoire demande naturellement d'être précédée par celle du Théâtre Français. Il est bon de représenter en quel état il se trouvait lorsque les ouvrages de Corneille commencèrent à y paraître. J'ai cru que, par ce moyen, je ferais un éloge fort simple de ce grand homme, et qu'en même temps je donnerais à mon sujet un ornement assez agréable.

QUAND il s'agit de faire l'histoire de l'origine ou du progrès des lettres en France, les six ou sept premiers siècles de la monarchie ne tiennent guère de place. Les irruptions des peuples du Nord dans l'empire romain, la barbarie de leurs mœurs, et les ravages continuels de la guerre, étoufferent pour long-temps les sciences, à qui il faut, ainsi qu'à des plantes délicates, un air doux et beaucoup de soin. L'onzième siècle est célèbre pour l'ignorance; et en effet, elle y fut portée à un haut degré. Cependant ce fut alors, à ce qu'on peut conjecturer, que prirent naissance les poëtes qui écrivirent en roman, c'est-à-dire en langue romaine corrompue, qui était devenue la seule langue vulgaire. Ils se firent davantage connaître dans, le douzième siècle, sous les noms de trouverres ou troubadours, conteours, chanterres et jongleours. Les trouverres ou conteours étaient les vrais poëtes; ils inventaient les sujets et les mettaient en rimes. Les chanterres et jongleours ne faisaient que chanter les poésies sur leurs instrumens. On les appelait aussi menestrels.

Les origines de toutes choses nous sont presque toujours ca

:

chées, et c'est un assez agréable spectacle perdu pour notre curiosité mais heureusement nous retrouvons iei une origine de la poésie à peu près telle qu'elle a dû être chez les plus anciens Grecs. La nature seule faisait ces poëtes dont nous parlons, et l'art ni l'étude ne lui en pouvaient disputer l'honneur. A l'égard des trouverres, les Grecs ni les Latins n'avaient jamais été personne, sans exception, n'entendait le grec; il n'y avait que quelques ecclésiastiques qui entendissent le latin; et les gens habiles savaient par tradition qu'il y avait eu des anciens. Aussi leurs ouvrages étaient-ils sans règles, sans élévation, sans justesse; en récompense, on y trouvait une simplicité qui se rend son lecteur favorable, une naïveté qui fait rire sans paraître trop ridicule, et quelquefois des traits de génie imprévus et assez agréables.

Le chant a fait naître la poésie, ou l'a du moins accompagnée dans sa naissance. Tous les vers de trouverres ont été faits pour être chantés. Quelquefois, durant le repas d'un prince, on voyait arriver un trouverre inconnu avec ses ménestrels ou jongleours, et il leur faisait chanter sur leurs harpes ou vielles les vers qu'il avait composés. Ceux qui faisaient les sons aussi bien que les mots, étaient les plus estimés. On dit qu'encore aujourd'hui, en Perse, les poëtes n'ont point d'autre fonction que d'aller par les cabarets, comme nos vielleurs, divertir ceux qui veulent bien qu'il leur en coûte quelque chose.

Parmi les anciens trouverres, si semblables à des vielleurs, il s'en trouve un grand nombre qui portent de si beaux noms, qu'il n'y a point aujourd'hui de grand seigneur qui ne fût bien heureux d'en descendre. Tel qui par les partages de sa famille n'avait que la moitié ou le quart d'un vieux château, bien seigneurial, allait quelque temps courir le monde en rimant, et revenait acquérir le reste du château.

On les payait en armes, draps et chevaux; et, pour ne rien déguiser, on leur donnait aussi de l'argent : mais pour rendre les récompenses des gens de qualité plus honnêtes et plus dignes d'eux, les princesses et les plus grandes dames y joignaient souvent leurs faveurs. Elles étaient fort faibles contre les beaux esprits. Si l'on est étonné que dans une nation telle que la française, qui avait toujours méprisé les lettres, et qui n'est pas même encore bien revenue de cette espèce de barbarie, des gentilshommes et de grands seigneurs s'amusassent à faire des vers; je ne puis répondre autre chose, sinon que ces vers-là se faisaient sans étude et sans science, et que par conséquent ils ne déshonoraient pas la noblesse. Je ne ferais pas si bien connaître ces poëtes par tout ce que je pourrais dire d'eux, que par quelques

morceaux de leurs ouvrages, que j'ai cru que l'on me permettrait de rapporter ici. Peut-être que je sortirai un peu des bornes de l'histoire du théâtre ; mais j'espère qu'une matière assez agréable par elle-même, et assez peu traitée, me fera obtenir ma grâce des plus sévères lecteurs.

Voici deux petits fragmens assez bons de Christien de Troies;

Puisque vos plaist, or m'escoutés,

Cuer et oreilles me prestés,
Car parolle ouïe est perdue,
S'elle n'est de cuer entendue.
Qu'as oreilles vient la parole,
Ainsi comme le vent qui vole,
Més ni arreste ne demore;

Ains s'en part en molt petit d'ore,
Se li cuer n'est si éveillé
Qu'al prendre soit appareillé.
Et qu'il la puisse en son venir,
Prendre et enclorre et retenir.

Et celui-ci :

Car tiex à pauvre cuer et lasche,
Quand voit un preudhom qui entache
De sor soi tote une besogne,

Li cort sus, et si jette fors

Le pauvre cuer qu'il a el cors,

Et si li donne plainement

Cuer de preudhomme et hardement.

Hebert, dans le roman des sept Sages, a dit une chose digne du plus habile d'entre eux :

Rien tant ne greve à menteor,

A larron, ne à robeor,

N'a mauvais hom quiex qui soit,
Comme vérités quand l'apperçoit,
Et vérités est la macûe

Qui tot le monde occit et tue.

Ceci de Thibault, roi de Navarre, n'est-il pas joli?

De bien aimer ne puet nus enseigner,
Fors que li cuers qui done le talent,

Qui bien ame de fin cuer loyaument,

Cil en sçait plus, et moins s'en peut aidier.

Monseigneur Gaces Brulés, chevalier, fort aimé de ce roi de Navarre, peut paraître digne de sa faveur par cet échantillon

de sa poésie:

D'amors me plain et dis pourquoy

Car ceux qui la trahissent voy,

Souvent à leur joye venir?

Et gi fail par bonne foy :

Qu'Amours pot esaucier sa loy
Veut ses ennemis retenir,
De sens li vient si com je croy,

Qu'a siens ne puet elle faillir.

Ne plairait-on pas encore aujourd'hui, en disant aussi naturellement et aussi tendrement que le vidame de Chartres?

Douce dolor est la moie,
Car tant en ai le mal chier,
Que tout le mont n'en prendoie,
S'il me convenoit changier.

S'il ne fallait que prouver la noblesse des trouverres ou troubadours, je ferais paraître encore ici des comtes de la Marche, d'Anjou, de Provence, des ducs de Bretagne, de Brabant, et même l'empereur Frédéric Barberousse; car je ne daignerais pas compter les seigneurs d'un moindre rang, dont le nombre est presque incroyable : mais je crois qu'il vaut mieux continuer à choisir quelques-uns de leurs meilleurs morceaux, égard à la qualité des auteurs.

sans avoir

Peyre Remond le Proux, provençal, a dit assez galamment :

Uno doulour senty venir

Al cor d'un angoyssous afan,
Lou mége que my pot guarir
My vol en dyetta tenir,

Comme lous autres méges fan.

Robert de Reims, dans un grand morceau d'antithèses sur l'amour, n'a pas mal rencontré en celles-ci :

Amours va par avanture "
Chacun y pert et gagne,
Par outrage et par mesure
Sane chacun et me hagne.

Eurs et mes adventure

Sont tosjours en sa compaigne.

Pour cest raison et droiture

Que chacun s'en lot et plaigne.

Finissons, et peut-être trop tard, par ces vers d'Eustace li

peintre, à sa maîtresse :

Dame ou tous biens crest et naist et esclaire,

A qui biauté nulle autre ne se prend,
Dont sans mentir ne pourroit-on retraire
Fors grant valeur, et bon enseignement,
Qu'il n'y faut rien, fors mercy seulement,
Bien sont vos faits et vos doux ris contraire.
Cuer sans mercy, et semblant débonnaire ;
Hé! diex pourquoi ensemble les consent?

Ces étincelles de poésies parurent principalement dans les deux extrémités du royaume, en Provence et en Picardie. Les Provençaux, aidés de leur soleil, auraient dû avoir l'avantage : mais il faut avouer que les Picards ne leur cédèrent en rien.

La plus grande gloire de la poésie provençale est d'avoir pour fille la poésie italienne. L'art de rimer passa de Provence en Italie, et Dante et Pétrarque firent bien leur profit de la lecture des troubadours; et par une juste reconnaissance, ils ont parlé avec éloge de la plupart d'entre eux, surtout du grand Arnaud Daniel. Pétrarque eut encore une obligation plus particulière à la Provence tout le monde sait qu'il fut inspiré par une Provençale.

Qui croirait que le ménestrel Rutebeuf, Hebert, et d'autres auteurs aussi inconnus, et en apparence aussi méprisables, fussent les originaux des meilleurs contes de Bocace ? Qui croirait que Bocace eût pillé ces pauvres gens-là? Il l'a fait cependant il leur a pris le palfrenier, qui, étant tondu, va tondre tous les autres; le mari jaloux qui confesse sa femme; le berceau, et quelques autres encore qui ne sont certainement pas des plus mauvais. Leurs auteurs les appelaient des fabliaux, et plusieurs de leurs ouvrages portent ce titre.

Ils avaient encore des fabliaux moraux ou allégoriques. Tel est le roman de la Rose, dont les personnages sont, Jalousie, Bel-accueil, Faux-semblant, etc. Tel le tournoiement de l'AnteChrist, qui est un combat des vertus et des vices. Tel le roman de Richart de l'Isle, où Honte et Puterie ont débat. Puterie irritée de ce que Honte ne la veut suivre pour lui faire honneur, la prend, la jette d'un pont de Paris dans la Seine, où la pauvre Honte se noie, dont vient que plus n'y a Honte dans Paris.

Ces poëtes ont traité aussi des morceaux de l'histoire de leur temps, et plus souvent des histoires fabuleuses: mais la matière la plus commune, principalement pour les poëtes de qualité, c'est l'amour.

Il était dans l'ordre qu'avec l'esprit poétique, il se répandit en France un esprit de galanterie. Il y avait en Provence la fameuse cour d'amour, et la Picardie, rivale de la Provence, avait aussi ses plaids et gieux sous l'ormel. Ces gieux et la cour d'amour étaient des assemblées de gentilshommes et de dames, qui s'exerçaient à la courtoisie et gentillesse, et décidaient avec de certaines formes et avec autorité les questions galantes qui étaient portées à leur tribunal.

Par exemple, on demandait à nosseigneurs et dames de la cour d'amour, ou du gieu sous l'ormel, « lequel vaudroit mieux » pour une dame, ou un amant qui est nice, ou un qui sait

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