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DIALOGUE VI.

COSME II DE MÉDICIS, BERENICE.

C. DE MÉDICIS.

Je viens d'apprendre de quelques savans, qui sont morts depuis peu, une nouvelle qui m'afflige beaucoup. Vous saurez que Galilée, qui était mon mathématicien, avait découvert de certaines planètes qui tournent autour de Jupiter, auxquelles il donna en mon honneur le nom d'astres de Médicis. Mais on m'a dit qu'on ne les connaît presque plus sous ce nom-là, et qu'on les appelle simplement satellites de Jupiter. Il faut que le monde soit présentement bien méchant et bien envieux de la gloire d'autrui.

BÉRÉNICE. Sans doute, je n'ai guère vu d'effets plus remarquables de sa malignité.

C. DE MÉDICIS. Vous en parlez bien à votre aise, après le bonheur que vous avez eu. Vous aviez fait vœu de couper vos cheveux, si votre mari Ptolomée revenait vainqueur de je ne sais quelle guerre. Il revint, ayant défait ses ennemis ; vous consacrâtes vos cheveux dans un temple de Vénus, et le lendemain, un mathématicien les fit disparaître, et publia qu'ils avaient été changés en une constellation, qu'il appela la chevelure de Berénice. Faire passer des étoiles pour des cheveux d'une femme, c'était bien pis que de donner le nom d'un prince à de nouvelles planètes. Cependant votre chevelure a réussi, et ces pauvres astres de Médicis n'ont pu avoir la même fortune.

BÉRÉNICE. Si je pouvais vous donner ma chevelure céleste, je vous la donnerais pour vous consoler, et même je serais assez. généreuse pour ne prétendre pas que vous me fussiez fort obligé de ce présent-là.

C. DE MÉDICIS. Il serait pourtant considérable, et je voudrais que mon nom fût aussi assuré de vivre que le vôtre.

BÉRÉNICE. Hélas! quand toutes les constellations porteraient mou nom, en serais-je mieux? Ils seraient là-haut dans le ciel, et moi, je n'en serais pas moins ici-bas. Les hommes sont plaisans; ils ne peuvent se dérober à la mort, et ils tâchent à lui dérober deux ou trois syllabes qui leur appartiennent. Voilà une belle chicane qu'ils s'avisent de lui faire. Ne vaudrait-il pas mieux qu'ils consentissent de bonne grâce à mourir eux et leurs noms?

C. DE MÉDICIS. Je ne suis point de votre avis: on ne meurt que le moins qu'il est possible, et tout mort qu'on est, on tâche à tenir encore à la vie par un marbre où l'on est représenté, par

des pierres que l'on a élevées les unes sur les autres, par son tombeau même. On se noie, et on s'accroche à tout cela.

BÉRÉNICE. Oui, mais les choses qui devraient garantir nos noms de la mort, meurent elles-mêmes à leur manière. A quoi attacherez-vous votre immortalité? Une ville, un empire même ne vous en peut pas bien répondre.

C. DE MÉDICIS. Ce n'est pas une mauvaise invention que de donner son nom à des astres; ils demeurent toujours.

BÉRÉNICE. Encore de la manière dont j'en entends parler, les astres eux-mêmes sont-ils sujets à caution. On dit qu'il y en a de nouveaux qui viennent, et d'anciens qui s'en vont ; et vous verrez qu'à la langue, il ne me restera peut-être pas un cheveu dans le ciel. Du moins, ce qui ne peut manquer à nos noms, c'est une mort, pour ainsi dire, grammaticale; quelques changemens de lettres les mettent en état de ne pouvoir plus servir qu'à donner de l'embarras aux savans. Il y a quelque temps que je vis ici-bas des morts qui contestaient avec beaucoup de chaleur l'un contre l'autre. Je m'approchai; je demandai qui ils étaient, et on me répondit que l'un était le grand Constantin, et l'autre un empereur barbare. Ils disputaient sur la préférence de leurs grandeurs passées. Constantin disait qu'il avait été empereur de Constantinople; et le barbare qu'il l'avait été de Stamboul. Le premier, pour faire valoir sa Constantinople, disait qu'elle était située sur trois mers, sur le Pont-Euxin, sur le Bosphore de Thrace, et sur la Propontide. L'autre répliquait que Stamboul commandait aussi à trois mers; à la mer Noire, au Détroit, et à la mer de Marmara. Ce rapport de Constantinople et de Stamboul étonna Constantin : mais après qu'il se fut informé exactement de la situation de Stamboul, il fut encore bien plus surpris de trouver que c'était Constantinople, qu'il n'avait pu reconnaître à cause du changement des noms. « Hélas!

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s'écria-t-il, j'eusse aussi bien fait de laisser à Constantinople >> son premier nom de Byzance. Qui démêlera le nom de Cons>> tantin dans Stamboul? Il y tire bien à sa fin. »

C. DE MÉDICIS. De bonne foi, vous me consolez un peu, et je me résous à prendre patience. Après tout, puisque nous n'avons pu nous dispenser de mourir, il est assez raisonnable que nos noms meurent aussi; ils ne sont pas de meilleure coudition que nous.

DES MORTS MODERNES.

DIALOGUE PREMIER.

ANNE DE BRETAGNE, MARIE D'ANGLETERRE. A. DE BRETAGNE.

ASSURÉMENT ma mort vous fit grand plaisir. Vous passâtes aussitôt la mer pour aller épouser Louis XII, et vous saisir du trône que je laissais vide. Mais vous n'en jouites guère, et je fus vengée de vous par votre jeunesse même et par votre beauté, qui vous rendaient trop aimable aux yeux du roi, et le consolaient trop aisément de ma perte, car elles hâtèrent sa mort, et vous empêchèrent d'être long-temps reine.

M. D'ANGLETERRE. Il est vrai que la royauté ne fit que se montrer à moi, et disparut en moins de rien.

A. DE BRETAGNE. Et après cela vous devintes duchesse de Suffolk? C'était une belle chute. Pour moi, grâce au ciel, j'ai eu une autre destinée. Quand Charles VIII mourut, je ne perdis point mon rang par sa mort, et j'épousai son successeur, ce qui est un exemple de bonheur fort singulier.

M. D'ANGLETERRE. M'en croiriez-vous, si je vous disais que je ne vous ai jamais envié ce bonheur-là?

A. DE BRETAGNE. Non; je conçois trop bien ce que c'est que d'être duchesse de Suffolk, après qu'on a été reine de France. M. D'ANGLETERRE. Mais j'aimais le duc de Suffolk.

A. DE BRETAGNE. Il n'importe. Quand on a goûté les douceurs de la royauté, en peut-on goûter d'autres ?

M. D'ANGLETERRE. Oui, pourvu que ce soient celles de l'amour. Je vous assure que vous ne devez point me vouloir de mal de ce que je vous ai succédé. Si j'eusse toujours pu disposer de moi, je n'eusse été que duchesse; et je retournai bien vite en Angleterre pour y prendre ce titre, dès que je fus déchargée de celui de reine..

A. DE BRETAGNE. Aviez-vous les sentimens si peu élevés ?

M. D'ANGLETERRE J'avoue que l'ambition ne me touchait point. La nature a fait aux hommes des plaisirs simples, aisés, tranquilles, et leur imagination leur en a fait qui sont embarrassans, incertains, difficiles à acquérir; mais la nature est bien plus habile à leur faire des plaisirs, qu'ils ne le sont eux-mêmes. Que

ne se reposent-ils sur elle de ce soin-là? Elle a inventé l'amour, qui est fort agréable, et ils ont inventé l'ambition, dont il n'était besoin.

pas

A. DE BRETAGNE. Qui vous a dit que les hommes aient inventé l'ambition? La nature n'inspire pas moins les désirs de l'élévation et du commandement, que le penchant de l'amour.

M. d'AngleteRRE. L'ambition est aisée à reconnaître pour un ouvrage de l'imagination; elle en a le caractère, elle est inquiete, pleine de projets chimériques; elle va au-delà de ses souhaits, dès qu'ils sont accomplis; elle a un terme qu'elle n'attrape jamais.

A. DE BRETAGNE. Et malheureusement l'amour en a un qu'il attrape trop tôt.

M. D'ANGLETERRE. Ce qui en arrive, c'est qu'on peut être plusieurs fois heureux par l'amour, et qu'on ne le peut être une seule fois par l'ambition; ou, s'il est possible qu'on le soit, du moins ces plaisirs-là sont faits pour trop peu de gens et par conséquent ce n'est point la nature qui les propose aux hommes, car ses faveurs sont toujours très-générales. Voyez l'amour, il est fait pour tout le monde. Il n'y a que ceux qui cherchent leur bonheur dans une trop grande élévation, à qui il semble que la nature ait envié les douceurs de l'amour. Un roi qui peut s'assurer de cent mille bras, ne peut guère s'assurer d'un cœur : il ne sait si on ne fait pas pour son rang, tout ce qu'on aurait fait pour la personne d'un autre. Sa royauté lui coûte tous les plaisirs les plus simples et les plus doux.

A. DE BRETAGNE. Vous ne rendez pas les rois beaucoup plus malheureux par cette incommodité que vous trouvez à leur condition. Quand on voit ses volontés non-seulement suivies, mais prévenues, une infinité de fortunes qui dépendent d'un motqu'on peut prononcer quand on veut, tant de soins, tant de desseins, tant d'empressemens, tant d'application à plaire, dont on est le seul objet : en vérité on se console de ne pas savoir toutà-fait au juste si on est aimé pour son rang ou pour sa personne. Les plaisirs de l'ambition sont faits, dites-vous, pour trop peu de gens; ce que vous leur reprochez est leur plus grand charme. En fait de bonheur, c'est l'exception qui flatte, et ceux qui règnent sont exceptés si avantageusement de la condition des autres hommes, que, quand ils perdraient quelque chose des plaisirs qui sont communs à tout le monde, ils seraient récompensés du reste.

M. d'Angleterre. Ah! jugez de la perte qu'ils font, par la sensibilité avec laquelle ils reçoivent ces plaisirs simples et communs, lorsqu'il s'en présente quelqu'un à eux. Apprenez ce que

me conta ici, l'autre jour, une princesse de mon sang, qui a régné en Angleterre, et fort long-temps, et fort heureusement, et sans mari. Elle donnait une première audience à des ambassadeurs hollandais, qui avaient à leur suite un jeune homme bien fait. Dès qu'il vit la reine, il se tourna vers ceux qui étaient auprès de lui, et leur dit quelque chose assez bas, mais d'un certain air qui fit qu'elle devina à peu près ce qu'il disait; car les femmes ont un instinct admirable. Les trois ou quatre mots que dit ce jeune Hollandais, qu'elle n'avait pas entendus, lui tinrent plus à l'esprit que toute la harangue des ambassadeurs ; et aussitôt qu'ils furent sortis, elle voulut s'assurer de ce qu'elle avait pensé. Elle demanda à ceux à qui avait parlé ce jeune homme, ce qu'il leur avait dit. Ils lui répondirent, avec beaucoup de respect, que c'était une chose qu'on n'osait redire à une grande reine, et se défendirent long-temps de la répéter. Enfin, quand elle se servit de son autorité absolue, elle apprit que le Hollandais s'était écrié tout bas : Ah! voilà une femme bien faite, et avait ajouté quelque expression assez grossière, mais vive, pour marquer qu'il la trouvait à son gré. On ne fit ce récit à la reine qu'en tremblant; cependant il n'en arriva rien autre chose, sinon que, quand elle congédia les ambassadeurs, elle fit au jeune Hollandais un présent fort considérable. Voyez comme au travers de tous les plaisirs de grandeur et de royauté dont elle était environnée, ce plaisir d'être trouvée belle alla la frapper vivement.

A. DE BRETAGNE. Mais enfin elle n'eût pas voulu l'acheter par la perte des autres. Tout ce qui est trop simple n'accommode point les hommes. Il ne suffit pas que les plaisirs touchent avec douceur; on veut qu'ils agitent et qu'ils transportent. D'où vient que la vie pastorale, telle que les poëtes la dépeignent, n'a jamais été que dans leurs ouvrages, et ne réussirait pas dans la pratique? Elle est trop douce et trop unie.

M. D'ANGLETERRE. J'avoue que les hommes ont tout gâté. Mais d'où vient que la vue d'une cour la plus superbe et la plus pompeuse du monde les flatte moins que les idées qu'ils se proposent quelquefois de cette vie pastorale ? C'est qu'ils étaient faits pour

elle.

A. DE BRETAGNE. Ainsi le partage de vos plaisirs simples et tranquilles, n'est plus que d'entrer dans les chimères que les hommes se forment?

M. D'ANGLETERRE. Non, non. S'il est vrai que peu de gens aient le goût assez bon pour commencer par ces plaisirs-là, du moins on finit volontiers par eux, quand on le peut. L'imagination a fait sa course sur les faux objets, et elle revient aux vrais.

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