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et plus de tranquillité, et ils veulent bien en raisonner, parce qu'ils y prennent un reste d'intérêt. Vous avez fait la plupart de leurs dialogues si courts, qu'il paraît que vous n'avez pas cru qu'ils fussent de grands parleurs, et je suis entré aisément dans votre pensée. Comme les morts ont bien de l'esprit, ils doivent voir bientôt le bout de toutes les matières. Je croirais même sans peine qu'ils devraient être assez éclairés pour convenir de tout les uns avec les autres, et par conséquent pour ne se parler presque jamais : car il me semble qu'il n'appartient de disputer qu'à nous autres ignorans, qui ne découvrons pas la vérité; de même qu'il n'appartient qu'à des aveugles, qui ne voient pas le but où ils vont, de s'entre-heurter dans un chemin. Mais on ne pourrait pas se persuader ici que les morts eussent changé de caractères, jusqu'au point de n'avoir plus de sentimens opposés. Quand on a une fois conçu dans le monde une opinion des gens, on n'en saurait revenir. Ainsi je me suis attaché à rendre les morts reconnaissables, du moins ceux qui sont fort connus. Vous n'avez pas fait de difficulté d'en supposer quelques-uns, et peut-être aussi quelques-unes des aventures que vous leur attribuez; mais je n'ai pas eu besoin de privilége. L'histoire me fournissait assez de véritables morts, et d'aventures véritables, pour me dispenser d'emprunter aucun secours de la fiction. Vous ne serez pas surpris que les morts parlent de ce qui s'est passé long-temps après eux, vous qui les voyez tous les jours s'entretenir des affaires les uns des autres. Je suis sûr qu'à l'heure qu'il est, vous connaissez la France par une infinité de rapports qu'on vous en a faits, et que vous savez qu'elle est aujourd'hui pour les lettres, ce que la Grèce était autrefois; surtout votre illustre traducteur, qui vous a si bien fait parler notre langue, n'aura n'aura pas manqué de vous dire que Paris a eu pour vos ouvrages le même goût que Rome et Athènes avaient eu. Heureux qui pourrait prendre votre style comme ce grand homme le prit, et attraper dans ses expressions cette simplicité fine et cet enjouement naïf, qui sont si propres pour le dialogue! Pour moi, je n'ai garde de prétendre à la gloire de vous avoir bien imité; je ne veux que celle d'avoir bien su qu'on ne peut imiter un plus excellent modèle que vous.

DES MORTS ANCIENS.

DIALOGUE PREMIER.

ALEXANDRE, PHRINE.

PHRINÉ.

Vous pouvez le savoir de tous les Thébains qui ont vécu de

mon temps. Ils vous diront que je leur offris de rebâtir à mes dépens les murailles de Thèbes, que vous aviez ruinées, pourvu que l'on y mit cette inscription: Alexandre-le-Grand avait abattu ces murailles, mais la courtisane Phriné les a relevées.

ALEXANDRE. Vous aviez donc grand'peur que les siècles à venir n'ignorassent quel métier vous aviez fait?

PHRINE. J'y avais excellé, et toutes les personnes extraordinaires, dans quelques professions que ce puisse être, ont la folie des monumens et des inscriptions.

ALEXANDRE. Il est vrai que Rhodope l'avait déjà eue avant vous. L'usage qu'elle fit de sa beauté, la mit en état de bâtir une de ces fameuses pyramides d'Egypte qui sont encore sur pied; et je me souviens que comme elle en parlait l'autre jour à de certaines mortes françaises, qui prétendaient avoir été fort aimables, ces ombres se mirent à pleurer, en disant que dans les pays et dans les siècles où elles venaient de vivre, les belles ne faisaient plus d'assez grandes fortunes pour élever des pyramides.

PHRINE. Mais moi, j'avais cet avantage par-dessus Rhodope, qu'en rétablissant les murailles de Thebes, je me mettais en parallèle avec vous, qui aviez été le plus grand conquérant du monde, et que je faisais voir que ma beauté avait pu réparer les ravages que votre valeur avait faits.

ALEXANDRE. Voilà deux choses, qui assurément n'étaient jamais entrées en comparaison l'une avec l'autre. Vous vous savez donc bon gré d'avoir eu bien des galanteries?

PHRINE. Et vous, vous êtes fort satisfait d'avoir désolé la meilleure partie de l'univers? Que ne s'est-il trouvé une Phriné dans chaque ville que vous avez ruinée! il ne serait resté aucune marque de vos fureurs.

ALEXANDRE. Si j'avais à revivre, je voudrais être encore un illustre conquérant.

PHRINE. Et moi, une aimable conquérante. La beauté a un droit naturel de commander aux hommes, et la valeur n'en a qu'un droit acquis par la force. Les belles sont de tout pays, et les rois mêmes ni les conquérans n'en sont pas. Mais pour vous convaincre encore mieux, votre père Philippe était bien vaillant, vous l'étiez beaucoup aussi; cependant vous ne pûtes, ni l'un ni l'autre, inspirer aucune crainte à l'orateur Démosthène, qui ne fit, pendant toute sa vie, que haranguer contre vous deux : et une autre Phriné que moi (car le nom est heureux) étant sur le point de perdre une cause fort importante, son avocat, qui avait épuisé vainement toute son éloquence pour elle, s'avisa de lui arracher un grand voile qui la couvrait en partie; et aussitôt, à la vue des beautés qui parurent, les juges qui étaient prêts à la condamner, changèrent d'avis. C'est ainsi que le bruit de vos armes ne put, pendant un grand nombre d'années faire taire un orateur, et que les attraits d'une belle personne corrompirent en un moment tout le sévère aréopage.

ALEXANDRE. Quoique vous ayez appelé encore une Phriné à votre secours, je ne crois pas que le parti d'Alexandre en soit plus faible. Ce serait grande pitié, si......

PHRINE. Je sais ce que vous m'allez dire. La Grèce, l'Asie, la Perse, les Indes, tout cela est un bel étalage. Cependant, si je retranchais de votre gloire ce qui ne vous en appartient pas; si je donnais à vos soldats, à vos capitaines, au hasard même la part qui leur en est due, croyez-vous que vous n'y perdissiez guère? Mais une belle ne partage avec personne l'honneur de ses conquêtes; elle ne doit rien qu'à elle-même. Croyez-moi, c'est une jolie condition que celle d'une jolie femme.

ALEXANDRE. Il a paru que vous en avez été bien persuadée. Mais pensez-vous que ce personnage s'étende aussi loin

l'avez poussé.

que vous

PHRINE. Non, non, car je suis de bonne foi. J'avoue que j'ai extrêmement outré le caractère de jolie femme; mais vous avez outré aussi celui de grand homme. Vous et moi, nous avons fait trop de conquêtes. Si je n'avais eu que deux ou trois galanteries tout au plus, cela était dans l'ordre, et il n'y avait rien à redire; mais d'en avoir assez pour rebâtir les murailles de Thèbes, c'était aller beaucoup plus loin qu'il ne fallait. D'autre côté, si vous n'eussiez fait que conquérir la Grèce, les îles voisines, et peutêtre encore quelque petite partie de l'Asie mineure, et vous en composer un état, il n'y avait rien de mieux entendu ni de plus raisonnable mais de courir toujours sans savoir où, de prendre toujours des villes, sans savoir pourquoi, et d'exécuter toujours,

:

sans avoir aucun dessein; c'est ce qui n'a pas plu à beaucoup de personnes bien sensées.

ALEXANDRE. Que ces personnes bien sensées en disent tout ce qu'il leur plaira. Si j'avais usé si sagement de ma valeur et de ma fortune, on n'aurait presque point parlé de moi.

PHRINE. Ni de moi non plus, si j'avais usé trop sagement de ma beauté. Quand on ne veut que faire du bruit, ce ne sont pas les caractères les plus raisonnables qui y sont les plus propres. DIALOGUE II.

MILON, SMINDIRIDE.

SMINDIRIDE.

Tu es donc bien glorieux, Milon, d'avoir porté un bœuf sur tes épaules aux jeux olympiques ?

MILON. Assurément l'action fut fort belle. Toute la Grèce y applaudit, et l'honneur s'en répandit jusques sur la ville de Crotone ma patrie, d'où sont sortis une infinité de braves athlètes. Au contraire, ta ville de Sibaris sera décriée à jamais par la mollesse de ses habitans, qui avaient banni les coqs, de peur d'en être éveillés, et qui priaient les gens à manger un an avant le jour du repas, pour avoir le loisir de le faire aussi délicat qu'ils le voulaient.

SMINDIRIDE. Tu te moques des Sibarites; mais toi, Crotoniate grossier, crois-tu que se vanter de porter un bœuf, ce ne soit pas se vanter de lui ressembler beaucoup?

MILON. Et toi, crois-tu avoir ressemblé à un homme, quand tu t'es plaint d'avoir passé une nuit sans dormir, à cause que parmi les feuilles de roses dont ton lit était semé, il eu une sous toi qui s'était pliée en deux?

y en avait

SMINDIRIDE. Il est vrai que j'ai eu cette délicatesse; mais pourquoi te paraît-elle si étrange?

MILON. Et comment se pourrait-il qu'elle ne me le parût pas? SMINDIRIDE. Quoi ! n'as-tu jamais vu quelque amant, qui étant comblé des faveurs d'une maîtresse à qui il a rendu des services signalés, soit troublé dans la possession de ce bonheur, par la crainte qu'il a que la reconnaissance n'agisse dans le cœur de la belle, plus que l'inclination?

MILON. Non, je n'en ai jamais vu. Mais quand cela serait? SMINDIRIDE. Et n'as-tu jamais entendu parler de quelque conquérant, qui, au retour d'une expédition glorieuse se trouvât peu satisfait de ses triomphes, parce que la fortune y aurait eu plus de part que sa valeur, ni sa conduite, et que ses desseins auraient réussi sur des mesures fausses et mal prises?

MILON. Non, je n'en ai point entendu parler. Mais encore une fois, qu'en veux-tu conclure ?

SMINDIRIDE. Que cet amant et ce conquérant, et généralement presque tous les hommes, quoique couchés sur des fleurs, ne sauraient dormir, s'il y en a une seule feuille pliée en deux. Il ne faut rien pour gâter les plaisirs. Ce sont des lits de roses, où il est bien difficile que toutes les feuilles se tiennent étendues, et qu'aucune ne se plie; cependant le pli d'une seule suffit pour incommoder beaucoup.

MILON. Je ne suis pas fort savant sur ces matières-là; mais il me semble que toi, et l'amant et le conquérant que tu supposes, et tous tant que vous êtes, vous avez extrêmement tort. Pourquoi vous rendez-vous si délicats ?

SMINDIRIDE. Ah! Milon, les gens d'esprit ne sont pas des Crotoniates comme toi; mais ce sont des Sibarites encore plus raffinés que je n'étais.

MILON. Je vois bien ce que c'est. Les gens d'esprit ont assurément plus de plaisirs qu'il ne leur en faut, et ils permettent à leur délicatesse d'en retrancher ce qu'ils ont de trop. Ils veulent bien être sensibles aux plus petits désagrémens, parce qu'il y a d'ailleurs assez d'agrémens pour eux, et sur ce pied-là, je trouve qu'ils ont raison.

SMINDIRIDE. Ce n'est point du tout cela. Les gens d'esprit n'ont point plus de plaisir qu'il ne leur en faut.

MILON. Ils sont donc fous de s'amuser à être si délicats?

SMINDIRIDE. Voilà le malheur. La délicatesse est tout-à-fait digne des hommes; elle n'est produite que par les bonnes qualités et de l'esprit et du coeur : on se sait bon gré d'en avoir ; on tâche à en acquérir, quand on n'en a pas. Cependant la délicatesse diminue le nombre des plaisirs, et on n'en a point trop; elle est cause qu'on les sent moins vivement, et d'eux-mêmes ils ne sont point trop vifs. Que les hommes sont à plaindre! leur condition naturelle leur fournit peu de choses agréables, et leur raison leur apprend a en goûter encore moins.

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HELAS! ma pauvre Stratonice, que je suis malheureuse ! Vous savez comme j'ai vécu. Je gardai une fidélité si exacte à mon premier mari, que je me brûlai toute vive, plutôt que d'en prendre un second. Cependant je n'ai pu être à couvert de la médisance. Il a plu à un poëte, nommé Virgile, de changer une

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