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d'égard, suffisent-ils pour les décréditer entièrement? A l'autorité de ceux qui n'y croyaient pas, il ne faut qu'opposer l'autorité de ceux qui y croyaient.

Ces deux autorités ne sont pas égales. Le témoignage de ceux qui croient une chose déjà établie, n'a point de force pour l'appuyer; mais le témoignage de ceux qui ne la croient pas, a de la force pour la détruire. Ceux qui croient, peuvent n'être pas instruits des raisons de ne point croire; mais il ne se peut guère que ceux qui ne croient point, ne soient point instruits des raisons

de croire.

C'est tout le contraire quand la chose s'établit: le témoignage de ceux qui la croient, est de soi-même plus fort que le témoignage de ceux qui ne la croient point; car naturellement ceux qui la croient, doivent l'avoir examinée, et ceux qui ne la croient point, peuvent ne l'avoir pas fait.

Je ne veux pas dire que dans l'un ni dans l'autre cas, l'autorité de ceux qui croient ou ne croient point, soit de décision; je veux dire seulement, que si on n'a point d'égard aux raisons sur lesquelles les deux partis se fondent, l'autorité des uns est tantôt plus recevable, tantôt celle des autres. Cela vient, en général, de ce que pour quitter une opinion commune, ou pour en recevoir une nouvelle, il faut faire quelque usage de sa raison, bon ou mauvais; mais il n'est point besoin d'en faire aucun pour rejeter une opinion nouvelle, ou pour en prendre une qui est commune. Il faut des forces pour résister au torrent, mais il n'en faut point pour le suivre.

Et il n'importe sur le fait des oracles que parmi ceux qui y croyaient quelque chose de divin et de surnaturel, il se trouve des philosophes d'un grand nom, tels que les stoïciens. Quand les philosophes s'entêtent une fois d'un préjugé, ils sont plus incurables que le peuple même, parce qu'ils s'entêtent également et du préjugé et des fausses raisons dont ils le soutiennent. Les stoïciens en particulier, malgré le faste de leur secte, avaient des opinions qui font pitié. Comment n'eussent-ils pas cru aux oracles? Ils croyaient bien aux songes. Le grand Chrysippe ne retranchait de sa créance aucun des points qui entrait dans celle de la moindre femmelette.

CHAPITRE IX.

Que les anciens Chrétiens eux-mêmes n'ont pas trop cru que les Oracles fussent rendus par les Démons.

QUOIQU'IL paraisse que les chrétiens savans des premiers siècles aimassent assez à dire que les oracles étaient rendus par les dé

mons,

ils ne laissaient pas de reprocher souvent aux païens, qu'ils étaient joués par leurs prêtres. Il fallait que la chose fût bien vraie, puisqu'ils la publiaient aux dépens de ce système des démons, qu'ils croyaient leur être si favorable.

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Voici comment parle Clément Alexandrin, au troisième livre des tapisseries. « Vante-nous, « Vante-nous, si tu veux, ces oracles pleins de » folie et d'impertinence, ceux de Claros, d'Apollon Pythien, » de Didyme, d'Amphilocus: tu peux encore y ajouter les augures, et les interprètes des songes et des prodiges. Fais-nous paraître aussi devant l'Apollon Pythien, ces gens qui devi>> naient par la farine ou par l'orge, et ceux qui ont été si esti» més, parce qu'ils parlaient du ventre. Que les secrets des » temples des Egyptiens, et que la nécromancie des Étrusques >> demeurent dans les ténèbres; toutes ces choses ne sont certai»nement que des impostures extravagantes, et de pures tromperies pareilles à celle des jeux de dés. Les chèvres qu'on a » dressées à la divination, et les corbeaux qu'on a instruits à >> rendre des oracles, ne sont, pour ainsi dire, que les associés » de ces charlatans qui fourbent tous les hommes. »

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Eusebe, au commencement du quatrième livre de sa préparation évangélique, propose dans toute leur étendue les meilleures raisons qui soient au monde, pour prouver que tous les oracles ont pu n'être que des impostures; et ce n'est que sur ces mêmes raisons que je prétends m'appuyer dans la suite, quand je viendrai au détail des fourberies des oracles.

J'avoue cependant que, quoique Eusèbe sût si bien tout ce qui pouvait empêcher qu'on les crût surnaturels, il n'a pas laissé de les attribuer aux démons; et il semble que l'autorité d'un homme si bien instruit des raisons des deux partis, est d'un grand préjugé pour le parti qu'il embrasse.

Mais remarquez qu'Eusèbe, après avoir fort bien prouvé que les oracles ont pu n'être que des impostures des prêtres, assure, sans détruire ni affaiblir ces premières preuves, qu'ils ont pourtant été le plus souvent rendus par des démons. Il fallait qu'il apportât quelque oracle non suspect, et rendu dans de telles circonstances, que quoique beaucoup d'autres pussent être imputés à l'artifice des prêtres, celui-là n'y pût jamais être inputé; mais c'est ce qu'Eusèbe ne fait point du tout. Je vois bien que tous les oracles peuvent n'avoir été que des fourberies, mais je ne le veux pourtant pas croire. Pourquoi? parce que je suis bien aise d'y faire entrer les démons. Voilà une assez pitoyable espèce de raisonnement. Ce serait autre chose, si Eusèbe, dans les circonstances des temps où il s'est trouvé, n'avait osé dire ouvertement que les oracles ne fussent pas l'ouvrage des démons;

mais qu'en faisant semblant de le soutenir, il eût insinué le contraire avec le plus d'adresse qu'il eût pu.

C'est à nous à croire l'un ou l'autre, selon que nous estimerons plus ou moins Eusèbe. Pour moi, je crois voir clairement que dans l'endroit dont il est question, il n'y a placé les démons que par manière d'acquit, et par un respect forcé qu'il a eu pour l'opinion commune.

Un passage d'Origène, dans son livre septième contre Celse, prouve asez bien qu'il n'attribuait les oracles aux démons que pour s'accommoder au temps, et à l'état où était alors cette grande dispute entre les chrétiens et les païens. « Je pourrais, » dit-il, me servir de l'autorité d'Aristote et des péripatéticiens, » pour rendre la Pythie fort suspecte; je pourrais tirer des » écrits d'Epicure et de ses sectateurs une infinité de choses qui décréditeraient les oracles, et je ferais voir aisément que » les Grecs eux-mêmes n'en faisaient pas trop de cas; mais j'accorde que ce n'étaient point des fictions ni des impostures; » voyons si en ce cas-là même, à examiner la chose de près, il » serait besoin que quelque dieu s'en fût mêlé, et s'il ne serait » pas plus raisonnable d'y faire présider de mauvais démons, » et des génies ennemis du genre humain. »

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Il paraît assez que naturellement Origène eût cru des oracles ce que nous en croyons; mais les païens qui les produisaient pour un titre de la divinité de leur religion, n'avaient garde de consentir qu'ils ne fussent qu'un artifice de leurs prêtres. Il fallait donc, pour gagner quelque chose sur les païens, leur accorder ce qu'ils soutenaient si opiniâtrément, et leur faire voir que, quand même il y aurait eu du surnaturel dans les oracles, ce n'était pas à dire que la vraie divinité y eût eu part, alors

on était obligé de mettre les démons en jeu.

Il est vrai qu'absolument parlant, il valait mieux en exclure tout-à-fait les démons, et que l'on eût donné par là une plus grande atteinte à la religion païenne mais tout le monde ne pénétrait peut-être pas si avant dans cette matière; et l'on croyait faire bien assez, lorsque par l'hypothèse des démons, qui satisfait à tout avec deux paroles, on rendrait inutiles aux païens toutes les choses miraculeuses qu'ils pouvaient jamais alléguer en faveur de leur faux culte.

Voilà apparemment ce qui fut cause que, dans les premiers siecles de l'église, on embrassa si généralement ce système sur les oracles. Nous perçons encore assez dans les ténèbres d'une antiquité si éloignée, pour y démêler que les chrétiens ne prenaient pas tant cette opinion, à cause de la vérité qu'ils y trouvaient, qu'à cause de la facilité qu'elle leur donnait à combattre

le paganisme; et s'ils renaissaient dans les temps où nous sommes, délivrés comme nous des raisons étrangères qui les déterminaient à ce parti, je ne doute point qu'ils ne suivissent presque tous le nôtre.

Jusqu'ici nous n'avons fait que lever les préjugés qui sont contraires à notre opinion, et que l'on tire ou du système de la religion chrétienne, ou de la philosophie, ou du sentiment général des païens, et des chrétiens mêmes. Nous avons répondu à tout cela, non pas en nous tenant simplement sur la défensive, mais le plus souvent même en attaquant. Il faut présentement attaquer encore avec plus de force, et faire voir, par toutes les circonstances particulières qu'on peut remarquer dans les oracles, qu'ils n'ont jamais mérité d'être attribués à des génies.

CHAPITRE X.

Oracles corrompus.

ON corrompait les oracles avec une facilité qui faisait bien voir qu'on avait affaire à des hommes. La Pythie Philippise, disait Démosthène, lorsqu'il se plaignait que les oracles de Delphes étaient toujours conformes aux intérêts de Philippe.

Quand Cléomène, roi de Sparte, voulut dépouiller de la royauté Démarate l'autre roi, sous prétexte qu'il n'était pas fils d'Ariston son prédécesseur, et qu'Ariston lui-même s'était plaint qu'il lui était né trop peu de temps après son mariage, on envoya à l'oracle sur une question si difficile; et en effet, elle était de la nature de celles qui ne peuvent être décidées que par les dieux. Mais Cléomène avait pris les devans auprès de la supérieure des prêtresses de Delphes; elle déclara que Démarate n'était point fils d'Ariston. La fourberie fut découverte quelque temps après, et la prêtresse privée de sa dignité. Il fallait bien venger l'honneur de l'oracle, et tâcher de le réparer.

Pendant qu'Hippias était tyran d'Athènes, quelques citoyens qu'il avait bannis, obtinrent de la Pythie, à force d'argent, que quand il viendrait des Lacédémoniens la consulter sur quoi que ce pût être, elle leur dit toujours qu'ils eussent à délivrer Athènes de la tyrannie. Les Lacédémoniens, à qui on redisait toujours la même chose à tout propos, crurent enfin que les dieux ne leur pardonneraient jamais de mépriser des ordres si fréquens, et prirent les armes contre Hippias, quoiqu'il fût leur

allié.

Si les démons rendaient les oracles, les démons ne manquaient pas de complaisance pour les princes qui étaient une fois de

venus redoutables, et on peut remarquer que l'enfer avait bien des égards pour Alexandre et pour Auguste. Quelques historiens disent nettement qu'Alexandre voulut, d'autorité absolue, être fils de Jupiter Ammon, et pour l'intérêt de sa vanité, et pour l'honneur de sa mère, qui était soupçonnée d'avoir eu quelque amant moins considérable que Jupiter. On y a ajouté qu'avant que d'aller au temple, il fit avertir le dieu de sa volonté, et que le dieu l'exécuta de fort bonne grâce. Les autres auteurs tiennent tout au moins que les prêtres imaginèrent d'eux-mêmes ce moyen de flatter Alexandre. Il n'y a que Plutarque qui fonde toute cette divinité d'Alexandre sur une méprise du prêtre d'Ammon, qui, en saluant ce roi, et lui voulant dire en grec : O mon fils, prononça dans ces mots S au lieu d'une N, parce qu'étant Lybien, il ne savait pas trop bien prononcer le grec, et ces mots, avec ce changement, signifiaient: O fils de Jupiter. Toute la cour ne manqua pas de relever cette faute du prêtre à l'avantage d'Alexandre; et sans doute le prêtre luimême la fit passer pour une inspiration du dieu qui avait conduit sa langue, et confirma, par des oracles, sa mauvaise prononciation. Cette dernière façon de conter l'histoire est peut-être la meilleure. Les petites origines conviennent assez aux grandes choses.

Auguste fut si amoureux de Livie, qu'il l'enleva à son mari toute grosse qu'elle était, et ne se donna pas le loisir d'attendre qu'elle fût accouchée pour l'épouser. Comme l'action était un peu extraordinaire, on en consulta l'oracle. L'oracle, qui savait faire sa cour, ne se contenta pas de l'approuver; il assura que jamais un mariage ne réussissait mieux que quand on épousait une personne déjà grosse. Voilà pourtant, ce me semble, une étrange maxime.

Il n'y avait à Sparte que deux maisons dont on pût prendre des rois. Lysander, un des plus grands hommes que Sparte ait jamais eus, forma le dessein d'ôter cette distinction trop avantageuse à deux familles, et trop injurieuse à toutes les autres, et d'ouvrir le chemin de la royauté à tous ceux qui se sentiraient assez de mérite pour y prétendre. Il fit pour cela un plan si composé, et qui embrassait tant de choses, que je m'étonne qu'un homme d'esprit en ait pu espérer quelque succès. Plutarque dit fort bien que c'était comme une démonstration de mathématique, à laquelle on n'arrive que par de longs circuits. Il y avait une femme dans le Pont qui prétendait être grosse d'Apollon. Lysander jeta les yeux sur ce fils d'Apollon, pour s'en servir quand il serait né. C'était avoir des vues bien étendues. Il fit courir le bruit que les prêtres de Delphes gardaient d'anciens

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