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tance: il admet deux espèces de ces derniers, savoir, la fable et la parabole: celle-ci, suivant lui, ne diffère de l'autre que parce qu'elle est précédée du mot comme, et ainsi, au dire d'Aristote, la parabole n'est qu'une comparaison, et la comparaison diffère très-peu de l'apologue : aussi n'ai-je pas hésité à citer à la fable 94, les Médecins, cette comparaison employée par Démosthènes dans sa harangue pour la couronne : « Semblable à un médecin qui, dans ses visites, ne montreroit, n'indiqueroit à ses malades aucun remède a propre à les guérir, et qui ensuite, lorsque l'un d'eux vien« droit à mourir, le suivroit jusqu'au tombeau, et diroit : Si << cet homme avoit employé tel ou tel remède, il ne seroit « pas mort. »

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Il me semble encore plus difficile d'établir des différences bien marquées entre le conte et l'apologue. L'Avare qui a perdu son trésor; le Vieillard et les trois jeunes Hommes ; le Paysan du Danube, sont de véritables contes sous le nom de fables. Les Dieux voulant instruire un fils de Jupiter est une véritable allégorie. La fable 240, Daphnis et Alcimadure, est une idylle imitée de la vingt-troisième de Théocrite, ou plutôt de la version que Gilbert Cousin en avoit placée parmi les apologues latins qu'il nous donne comme traduits d'Ésope.

On voit que La Fontaine a réuni sous le nom de fables tous ces genres de poésies si difficiles à distinguer par des caractères positifs. Après lui, les fabulistes ont tous fait précéder leurs recueils d'une poétique particulière; mais ils paroissent l'avoir composée après leurs fables; et par conséquent celles-ci se trouvent parfaitement d'accord avec elle.

On a voulu quelquefois regarder la brièveté comme un des caractères de la fable; mais on ne sera pas moins embarrassé quand on voudra déterminer l'étendue convenable à ces narrations: ce qui plaît n'est jamais long; et qui ne préfèreroit pas les quatre-vingts vers que Lafontaine a consacrés à son apologue 43, le Meunier, son Fils et l'Ane, aux vingt-huit mots latins dans lesquels Caramuel a resserré, j'ai presque dit, étranglé le même sujet. De nos jours, un écrivain français s'est amusé à traiter cette fable avec une brièveté égale,

relativement à la prolixité de notre langue; mais, quoique ce ne fût qu'un jeu d'esprit, une espèce de tour de force, il avoit trop d'esprit, trop de goût, pour pousser le laconisme jusqu'à la sécheresse, et l'on retrouvera, je crois, malgré leur précision, la couleur du Bon Homme dans les huit vers que je rapporte ici :

Certain meunier et son fils, couple rustre,
S'en alloient vendre au marché leur baudet.
Pour l'épargner, ils le portent en lustre :
Chaque passant lance son quolibet.
Lors le fils monte, on se moque du père :
Puis c'est le père, on plaint le pauvre fils :
Ils vont en croupe, on plaint l'âne : que faire ?
Ils vont à pied : tous les deux sont honnis.

C'est encore Aphtone qui, le premier, a imaginé d'établir des divisions parmi les fables, suivant les personnages qui y jouent un rôle : il en a admis trois espèces : la fable rationnelle n'a que des hommes pour acteurs : telle est celle de l'Enfant et du Mattre d'école; dans la fable morale, l'action se passe entre des êtres dépourvus de raison, mais auxquels on prête les mœurs et le langage des hommes, comme nous le voyons dans le Loup et l'Agneau, dans le Chene et le Roseau; enfin l'Homme et la Couleuvre est un exemple de la fable mixte, où l'on introduit des êtres raisonnables et d'autres qui sont dépourvus de la faculté de raisonner. Lessing, en adoptant les divisions du rhéteur grec, en a beaucoup étendu le nombre; il leur a donné des noms tant soit peu barbares, quoique tirés du grec je crois inutile de les énumérer; je me bornerai à dire quelques mots d'une autre division qui est tout entière à lui. Il distingue les fables en simples et en composées : La fable est simple, dit-il, lorsque l'on expose l'aventure feinte de manière que l'on puisse en déduire sans peine quelque vérité générale. Voici l'exemple qu'il en donne et qu'il a emprunté à Ésope: « On reprochoit à la lionne qu'elle ne mettoit qu'un petit au monde: Oui, un seul, « répondit-elle; mais c'est un lion. » La fable, ajoute l'au

teur allemand, devient composée lorsqu'à la narration fabuleuse on joint le récit d'un événement effectivement arrivé, ou du moins qui pouvoit arriver; ainsi nous en aurons une de ce genre, si à la précédente nous joignons ce conte qui auroit pu être une chose réelle : — « Je fais sept tragédies « dans un an, disoit à un poëte un rimeur enflé de vanité; << mais vous ? une en sept ans! Oui, une seule, répondit le poëte, mais c'est Athalie ». On voit par ce que je viens de dire d'après Lessing, que cet auteur entend par fable composée la réunion de deux fables, l'une morale, et l'autre rationnelle, comme on le voit dans le Coq et la Perle de La Fontaine; mais pourquoi deux fables morales, dont le sens moral seroit le même, ne seroient-elles pas assimilées aux autres? La Fontaine nous en présenteroit de fréquents exemples, et quoiqu'en les offrant séparément, il en a réuni plusieurs par quelques vers: c'est ainsi que l'apologue 33, le Lion et le Rat, est intimement uni au suivant, la Colombe et la Fourmis.

Il est étonnant que Lessing n'ait rien dit d'une suite de fables qu'il a parfois réunies sous un seul titre, comme la Dispute des Animaux pour la préséance, en quatre fables; l'Histoire d'un vieux Loup, en sept fables. Jac. Regnier avoit ainsi fait dépendre une fable d'une autre, en disant au commencement de la seconde : « Vous vous rappelez d'avoir vu <«<le loup juge d'un différend, etc. »; les livres de Bidpaï et notre Roman du Renard ne sont-ils pas des recueils de fables réunies dans des cadres communs? Mais, en admettant des fables composées à la manière de Lessing, et même avec plus de latitude encore, nous devons bien nous garder de considérer avec la même indulgence la composition d'action dans une seule fable. Les règles qui devroient guider les écrivains dans ce genre de littérature ne sont peut-être pas plus exactement tracées que les définitions; mais on paroît cependant s'accorder unanimement sur l'unité d'action, la seule des trois unités prescrites aux poëtes dramatiques, que l'on puisse raisonnablement exiger des fabulistes: violer cette loi, pour ainsi dire unique, est donc une faute très-grave; et il a fallu ce charme inexprimable que l'on trouve dans les

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récits de La Fontaine pour lui faire pardonner cette tache qui dépare trop souvent ses chefs-d'œuvre, comme on le voit dans sa fable du Lion et du Moucheron : aussi l'a-t-il bien senti lui-même, lorsqu'il a présenté deux moralités pour la double action qu'il y a mise : cependant il seroit à désirer que l'action fût tellement circonscrite qu'elle ne pût admettre l'application de plus d'un sens moral, et c'est ce que l'on remarque dans la plupart des apologues de notre auteur, où la moralité est parfois tellement évidente, qu'il n'a pas cru devoir l'exprimer; mais cette dernière condition est rarement possible; car les hommes voient souvent la même chose sous un point de vue tout à fait différent pour chacun d'eux. A cette première cause de divergence entre les fabulistes, il s'en joint beaucoup d'autres les temps où ils vivoient, les lieux qu'ils habitoient, les mœurs et les croyances de leurs pays et de leurs siècles doivent avoir eu une influence trèsmarquée sur la composition de leurs apologues, lorsqu'ils se sont servis des mêmes sujets : le rang même qu'ils occupoient dans la société, la profession qu'ils exerçoient, doivent avoir aussi donné lieu à des variations très-remarquables entre les récits d'une même action, et surtout entre les moralités qu'ils ont pu y trouver. Par exemple, le sujet de l'admirable fable des Animaux malades de la peste nous est présenté à la fois par trois auteurs à peu près contemporains. Ce n'est qu'un canevas grossier, qui n'a pu arriver à l'état de perfection où il est que par le faire inimitable du Bon Homme. Ce sujet paroît appartenir au moyen âge, et son origine ne peut pas, ce me semble, remonter au-delà du quatorzième siècle. Nous n'avons pas de raisons suffisantes pour en assigner positivement l'invention à l'un des trois écrivains dont nous parlons, préférablement aux deux autres. Robert Holkot, moine anglais, qui mourut en 1349, a inséré ce récit dans ses leçons théologiques sur le livre de la Sagesse, de Salomon. Il soumet l'âne innocent à une rude discipline; et, s'adressant aux confesseurs, il les engage à ne pas avoir trop d'indulgence pour les hommes riches et puissants, ni trop de sévérité pour les pauvres. Hugues de Trimberg achevoit, dit-on, vers le com

mencement du quatorzième siècle, le recueil d'apologues qu'il avoit nommé le Coureur (der Renner), parce qu'il le destinoit à courir partout. Il écrivoit pour les gens du monde, et il se plaint, à la fin de sa fable, de la complaisance avec laquelle les grands s'excusent mutuellement, tandis qu'ils ne pardonnent rien aux petits. Nous ignorons le nom du troisième auteur qui écrivoit en vers élégiaques avant 1343: son poëme étoit une satyre contre la cour de Rome, si nous en jugeons par les vers qu'en publia Flaccus Illyricus (Francowitz), et la moralité qu'il tiroit de ce récit étoit dirigée dans ce sens. On retrouve ces mêmes différences dans les auteurs qui depuis nous ont transmis ce récit jusqu'à La Fontaine, et l'on peut remarquer qu'elles s'y font sentir en raison de leurs diverses professions.

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Dans cet exemple nous n'avons pu observer qu'une légère diversité; mais nous trouverons dans d'autres fables des changements bien plus considérables. Ésope et Phèdre, sans parler des autres, avoient traité le sujet de la fable 47 de La Fontaine, le Renard et le Bouc. Dans le récit du premier, le renard, tombé dans un puits, est interrogé par le bouc sur les qualités de l'eau près de laquelle il se trouve : il répond en en faisant l'éloge; et, pressé par la soif, l'animal barbu s'empresse d'y descendre c'est après s'être désaltéré qu'il reconnoît le danger de sa position. « Rasssure-toi, lui dit son << malin compère; dresse tes pieds contre le mur, abaisse tes « cornes : je pourrai sortir par ce moyen, et une fois dehors, « je ne serai pas embarrassé pour te tirer d'ici. » Le bouc consent à tout le renard, échappé au danger, insulte par ses railleries au malheur de celui qu'il entraîna dans le piége. Je ne vois pas bien quel peut être le but moral de cet apologue : voudroit-on nous mettre en garde contre les belles paroles qui peuvent nous engager dans un pas difficile ? Nous exhorteroit-on à profiter de l'imprudence d'un autre pour nous tirer d'embarras? et nous proposeroit-on de le railler ensuite ? Rien de semblable ne nous est indiqué par l'auteur grec, dont voici la moralité : « L'homme prudent, avant d'entreprendre une chose, doit examiner comment il pourra l'achever. »> Cette

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