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mais il prit si bien son temps, qu'il arriva dans la capitale juste au moment où son père venait d'en partir pour retourner en Bretagne. Dès lors, on paraît ne plus l'avoir tourmenté pour lui faire prendre un emploi ; on comprit, en effet, que c'était peine perdue de vouloir retenir dans l'orbite des destinées communes un homme épris à ce point de science et de liberté. Descartes resta donc à Paris, libre d'étudier et de travailler comme il l'entendait. L'honnête Baillet, néanmoins, persiste à croire que Descartes voulut être juge et fut sur le point de l'être. Il était cependant facile de voir que pour un esprit de cette trempe il n'y avait qu'une occupation possible, la recherche et la poursuite opiniâtre de la vérité. On peut être magistrat et mathématicien, comme le fut Fermat; on ne saurait être à la fois magistrat et philosophe : La philosophie réclame l'homme tout entier.

CHAPITRE V.

Le Gentilhomme et le Savant.

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Travaux et découvertes en Optique et en Géométrie, pendant un séjour de trois ans à Paris. — Les Cours publics au XVIIe siècle; une leçon improvisée de Descartes. Le Logicien; les Règles pour la direction de l'esprit.

(1625-1629.)

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A Paris, Descartes prit son logement chez Levasseur d'Etioles, ami de son père et le sien. Là il eut le train de vie le plus simple qu'il pût, et, en même temps, le plus conforme aux habitudes des honnêtes gens. Son meuble et sa table, dit Baillet, étaient toujours très-propres, mais sans superflu; il était servi d'un petit nombre de valets et marchait sans suite dans les rues; il était vêtu d'un simple taffetas vert, selon la mode du temps; mais il portait la plume et l'épée comme marques de sa qualité.

Descartes songea-t-il à se marier?

Selon Baillet, il rechercha alors une jeune demoiselle de naissance et de beaucoup de mérite,

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qui fut fort connue ensuite dans le monde, sous le nom de Mme du Rosay. Si le fait était vrai, Descartes aurait manqué à la première de ses règles de morale par provision, qui place au nombre des excès à éviter toute promesse par laquelle on engage sa liberté (1), et, par conséquent, le mariage. Je n'examine pas ici la valeur du principe; il s'agit simplement de savoir si Descartes y fut fidèle. Je crois pouvoir l'affirmer. Ce que Baillet qualifie de recherche en mariage ne dépasse pas les limites de la galanterie et les beaux yeux de Mme du Rosay n'ont pu vaincre les charmes de la philosophie. Je n'en veux pour preuve que ce que cette dame racontait elle-même. Descartes lui avait dit un jour qu'il ne connaissait pas de beauté comparable à celle de la vérité. Ceci ne sent guère l'épouseur. Il avait ajouté, une autre fois, que sa propre expérience lui faisait mettre une belle femme, un bon livre et un parfait prédicateur au nombre des choses les plus difficiles à rencontrer. Le trait est heureux et probablement encore vrai; mais il ne prouve rien en faveur de l'inclination au mariage. Voici le fait le plus grave: Revenant un jour de Paris où il l'avait accom

(1) V. Discours de la Méth., part. III.

pagnée avec d'autres dames, il fut attaqué par un rival sur le chemin d'Orléans, le désarma, lui rendit son épée, et lui dit qu'il devait la vie à cette dame pour laquelle il venait lui-même d'exposer la sienne. Mais, quoi qu'en pense Baillet, je ne vois rien en tout cela qui dépasse la mesure de ce que peut dire et faire un savant voué au célibat, qui n'est pas seulement philosophe, mais qui sait encore se montrer à l'occasion homme du monde spirituel, et parfait gentilhomme.

Nous n'avons pas le droit de nous plaindre de cette passion pour la philosophie qui empêcha Descartes de prendre un emploi, et de se marier. Il est des vocations exceptionnelles qui autorisent le célibat. Descartes a mieux servi ainsi l'humanité, il est permis de le croire, qu'en prenant la voie commune. La morale du reste n'a à lui reprocher qu'une de ces fautes pour lesquelles le monde est indulgent, surtout quand elles sont rachetées par le repentir et réparées par le dévouement le plus complet et le plus passionné pour l'enfant né d'une telle union, quand on élève cet enfant à son foyer, et qu'on pleure sa mort avec les larmes d'une douleur vive et inconsolable.

Mais nous parlerons plus tard de ces évènements de la vie intime de Descartes; pour le mo

ment, nous devons revenir à ses travaux et à ses découvertes.

L'optique et l'analyse l'occupèrent tour à tour d'une manière toute particulière pendant le séjour de trois ans qu'il fit alors à Paris. En consultant les lettres qu'il écrivit de Hollande, en 1629, à Ferrier (1), ouvrier qu'il avait formé lui-même dans l'art de la taille des verres, et à Mersenne, son ami, on voit que presque toutes, pour ne pas dire toutes ses découvertes en optique, ont été faites à Paris, et que Leibnitz et Huyghens ont fait une supposition aussi fausse que malveillante en imaginant qu'il avait emprunté à un manuscrit de Snellius l'idée d'exprimer la loi de la réfraction par la comparaison des sinus des angles d'incidence et de réfraction (2) Ses grandes découvertes en Analyse sont aussi de cette époque. Ces trois années ont été admirablement fécondes pour Descartes dans les différentes branches des mathématiques pures et appliquées.

(1) V. aussi Borel et Baillet, sur une lunette merveilleuse qu'il aurait fait construire à cette époque. Cf. ce que dit Desc. d'une de ses expériences, VI, 326, 327. Borel, Vit, Cart. Compend., p. 34. Baillet, I.

(2) V. OEuvres de Desc., VI, les prem. lettres, et pp. 225 526, 327.

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