Page images
PDF
EPUB

Descartes, dans la solution de ces questions, a devancé la linguistique contemporaine, et peut encore lui prêter une lumière utile. Cela ne doit pas étonner, puisque ce grand génie a créé lui-même une langue et la plus parfaite des langues, l'Analyse des modernes.

Ici nous adoptons, comme plus favorable au développement des idées profondes de Descartes, la forme de la dissertation, de préférence à celle de l'exposition et de l'analyse, et nous rejetons en note les fragments que nous expliquons.

Le langage n'est pas le produit de la sensation; il est l'œuvre de la raison. Les premiers mots, les premières racines, désignent des notions rationnelles de l'ordre mathématique, sortes de cadres à priori (figura), qui, une fois étiquetés, servent à contenir et à nommer les objets sensibles (corpora). Ceux-ci, en effet, sont désignés d'après les formes ou cadres à priori dans lesquels ils rentrent. Sans ces formes, les objets matériels peuvent bien être sentis, ils ne peuvent être connus; sans les signes qu'elles reçoivent ils ne peuvent

tures on the science of language, first series, lectures 7, 8, 9; second series, lect. 2, 7, 8. V. aussi plus bas le chap. Desc., Savant universel.

être nommés. Il faut que l'homme, par exemple, ait désigné et comme incarné dans des racines primitives les notions à priori de droit, de courbe, de mouvement, de repos, d'ici, de là, d'en deçà, d'au delà, d'un, de plusieurs, etc., pour pouvoir ensuite nommer les objets sensibles d'après les notions à priori et les combinaisons de ces notions qui leur conviennent. De même, pour dire et pour savoir que la pesanteur est une force accélératrice constante, et que les orbes des planètes sont des ellipses, il faut avoir conçu et nommé l'ellipse et la force accélératrice constante, et avoir déterminé à priori leurs propriétés (1).

Ainsi donc, l'homme attache d'abord des signes aux cadres rationnels; secondement, il désigne les objets sensibles. Ce n'est qu'en troisième lieu qu'il nomme métaphoriquement les objets de l'ordre spirituel (2).

Le langage est l'œuvre et le soutien de la raison, il ressemble à l'échafaudage construit par l'architecte. Sans lui, l'édifice de la pensée, de la science, de la Philosophie, ne peut s'élever. Nous

(1) Imaginatio utitur figuris ad corpora concipienda.

(2) Ut imaginatio utitur figuris ad corpora concipienda, ita intelJectus utitur quibusdam corporibus sensibilibus ad spiritualia figuranda, ut vento, lumine..... Ventus spiritum significat.

ne pensons les choses spirituelles qu'en les assimilant aux choses sensibles, et nous ne pensons pas celles-ci sans signes.

Les choses sensibles nous aident donc à penser, à concevoir les olympiques, c'est-à-dire, les choses de l'ordre spirituel et purement intelligible. Le philosophe le plus profond est celui qui assimile le mieux les choses intelligibles aux choses sensibles (1).

Le langage n'est parfait que s'il enchaîne les signes selon l'ordre de dépendance des choses elles-mêmes (2).

Cette découverte de la vraie nature et des services réels du langage se confond avec celle de l'Analyse, et, comme elle, est une conséquence de l'invention de la Méthode.

(1) Cognitio hominum de rebus spiritualibus (*) tantum per similitudinem earum quæ sub sensum cadunt. Sensibilia apta concipiendis olympicis. Unde altius philosophantes mentem cognitione possumus in sublime tollere, et quidem eum verius philosophatum arbitramur qui res quæsitas felicius assimilare poterit sensu cognitis.

(2) Ordo in eo est ut imagines ab invicem dependentes efformentur, quod fit per reductionem rerum ad causas. Cf. OEuvres, VI, p. 60-70, 87, 88, et plus bas, le chap. Desc. Savant universel.

(*) Le texte de M. Foucher de Careil porte de rebus naturalibus, ce qui est évidemment une erreur de copiste.

Ainsi, à l'âge de vingt-cinq ans, Descartes a trouvé la Méthode qui conduit à la vraie science, inventé et fécondé l'application de l'algèbre à la géométrie, démontré des théorèmes nouveaux, découvert la nature du langage et de ses rapports avec la pensée; et déjà il embrasse et domine d'un vaste regard l'ensemble de toutes les sciences. L'histoire n'offre peut-être aucun autre exemple d'une telle profondeur et d'une telle fécondité de génie à un pareil âge. Devant la seule application de l'algèbre à la géométrie pâlissent toutes les découvertes de Képler et de Galilée. Ceux-ci, en effet, ont ajouté à la somme de nos connaissances; Descartes a ajouté directement à la puissance même de l'esprit humain.

CHAPITRE IV.

Le Voyageur. Voyage en Moravie, en Silésie, en Pologne, dans l'Allemagne du nord, en Hollande, en Belgique, en France et en Italie.—Deux nouveaux traités, le Thaumantis Regia (Palais de Thaumas) et le Studium bonæ mentis (Etude de la Sagesse).

(1621-1625.)

A la fin de juillet 1621, Descartes quitta l'armée où il s'était acquis une réputation de bravoure (1), et se dirigea vers le nord, à travers la Moravie et la Silésie. Nous ne savons de quelle durée fut le séjour qu'il fit à Breslau; mais, suivant son dessein de voir des cours aussi bien que des armées, il assista sans doute, comme le suppose Baillet, aux assemblées des États de Silésie qui se réunirent dans cette ville vers l'époque de son passage. Il traversa ensuite l'extrémité occidentale de la Pologne, se rendit en Pomeranie, visita les côtes de

(1) V. Borel, Vit. Cart., Compend.

« PreviousContinue »